vendredi 26 août 2022

Lecture d'été 2022 - 4 : Le Passé imposé, par Henry Laurens

 

Henry LAURENS, Le passé imposé, Fayard, Paris 2022, 253 pages.


 

Voici un ouvrage un peu curieux, dans lequel un historien chevronné, spécialiste des relations entre l’Orient et l’Occident, s’exprime sur certaines tendances actuelles dans l’écriture de l’Histoire. C’est donc un essai, que l’on aura du mal à rentrer dans une catégorie plus précise. Curieux, le plan, en quatre longs chapitres, l’est tout autant. Le premier d’entre eux est intitulé « prolégomènes ». On veut bien, mais il fait tout de même 74 pages, soit le quart du volume. Le dernier reprend le titre du livre, à moins que ce ne soit l’inverse. L’écriture, elle, est assez hachée, surtout au début. Bref, on se demande au bout d’un moment ce que l’on fait avec Le passé imposé entre les mains. Rassurons les lecteurs potentiels : cette sensation ne dure pas et l’intérêt se renforce au fil des pages. Le tout est de passer les (trop) longs prolégomènes, qui ne font que présenter quelques bases de la discipline, pour atteindre le corps du sujet du livre.

Le chapitre sur l’orientalisme et l’occidentalisme est l’occasion d’une discussion d’où il ressort que l’on connaît actuellement plutôt une grande convergence des sociétés, même si l’imposition de valeurs occidentales reste parfois mal acceptée. Celui sur les violences du dernier siècle est une réflexion sur des sociétés européennes qui se redécouvrent violentes en 14-18 après une longue période de paix. Henry Laurens rejette l’explication par la violence coloniale, trop limitée dans le temps et dans ses acteurs, pour avoir eu une influence sur la brutalisation des hommes en guerre. Cette violence paroxystique débouche sur sa négation à la fin du XXème siècle, moment où la victime remplace le héros dans l’imaginaire historique. Au passage, il souligne à juste titre combien l’attentat-suicide constitue comme une synthèse nihiliste de ces notions de héros et de victime. Son rappel des propos de Lénine sur la violence de classe passant par l’élimination de quelques milliers de personnes pour en terroriser bien davantage n’est pas sans écho dans l’Ukraine actuelle, où la formule de dénazification couvre une volonté de rattachement forcé à la mère-patrie russe. Le dernier chapitre, enfin, est une claire dénonciation des usages du passé pour se poser (ou poser tel ou tel groupe auquel on se rattache) en victime, comme cela se fait dans la lignée des « post-colonial studies » anglo-saxonnes, puis maintenant françaises. Laurens souligne combien la situation des migrants ou de leurs descendants actuels n’a que peu à voir avec la colonisation, mais bien plus avec la mondialisation économique et les mouvements migratoires qu’elle entretient. La confusion des deux explications ne sert que des entrepreneurs d’identité. La racialisation des rapports sociaux, au nom de « l’authenticité », et en fait de l’essentialisation des individus est une impasse dangereuse dans une société fracturée, qui doit apprendre à se considérer comme diverse et cependant unie.

La mémoire n’est décidément pas l’Histoire, et l’historien se doit d’admettre qu’il est dans sa vocation de déplaire à tout le monde. La démarche militante n’est pas la démarche historienne. Ce livre le rappelle utilement.

 

Jean-Philippe Coullomb

dimanche 7 août 2022

Lecture d'été 2022 - 3 : Napoléon et le renseignement, de Gérald Arboit

 

Gérald ARBOIT, Napoléon et le renseignement, Perrin, Paris 2022, 542 pages.

 


 

Aborder Napoléon et le Premier Empire sous un angle jusqu’ici peu traité : c’est ce qui motive l’achat de ce livre. L’intérêt du renseignement, pour un chef de guerre comme le fut Napoléon, est une évidence, et tout le monde se souvient d’un Schulmeister immortalisé par une amusante série télévisée des années 1970. L’auteur explique, de façon convaincante, que si cet angle a été peu traité, c’est qu’il a d’abord et avant tout été longtemps méprisé par des historiens professionnels refusant de s’engager sur la pente des complots et des petites histoires individuelles supposées avoir écrit la vraie grande histoire. Pour les spécialistes d’histoire militaire classique, seuls les plans et l’organisation des forces pouvaient expliquer le sort des batailles, tandis que les tenants d’une histoire structuraliste ne pouvaient qu’ignorer de façon hautaine quelques espions bien éloignés des forces sociales profondes, seules dignes d’intérêt. Depuis peu, et sous l’influence d’une historiographie anglo-saxonne, les universitaires admettent un peu plus l’ouverture à ces questions-là. Les sources existent, même si elles sont difficiles à utiliser et interpréter, et les notions mises au point pour des périodes plus récentes peuvent être utilisées. Cet ouvrage est au fond l’illustration de cette démarche.

Là où le bât blesse, c’est dans le résultat qui nous est livré. Disons-le tout net : la déception est grande à la lecture du livre. Il y a des raisons de forme, et d’autres de fond. D’abord, on se demande bien pourquoi l’auteur s’acharne pendant presque tout son ouvrage à citer l’intégralité des prénoms des personnages évoqués, y compris quand il s’agit de célébrités de la période. Le résultat est pesant et participe d’une sensation de basculer dans l’anecdotique qui ressort des différents chapitres. Gérald Arboit essaie en effet de traiter tous les aspects possibles de son sujet, de la lutte contre les conspirateurs royalistes au renseignement économique en passant par l’espionnage aux armées, et on ne le lui reproche pas. Par contre, trop souvent, on a le sentiment que tout exposé général sur un point précis est transformé en occasion de raconter tel ou tel parcours individuel, faisant oublier le thème du chapitre. Les lignes de force sont noyées au milieu d’un invraisemblable déballage d’individus qui apparaissent et disparaissent des pages de façon plus ou moins aléatoire, avec en plus des formules au conditionnel et un vocabulaire qu’on s’attendrait plutôt à trouver du côté de la Guerre Froide. Pire encore, ces personnages et les opérations qui les concernent semblent bien souvent n’avoir eu qu’un impact des plus réduits sur le déroulement de faits par ailleurs connus et établis. Bref, osons le dire, on a trop souvent l’impression que l’auteur donne involontairement raison aux contempteurs universitaires habituels de ce champ de la recherche. C’est bien dommage.

Et cela l’est d’autant plus que l’on apprend par ailleurs des choses dignes d’intérêt. La séparation police intérieure/renseignements extérieurs n’avait de toute façon que peu de sens dans la lutte contre les groupes royalistes, agissant en France depuis l’étranger, et la guerre des polices était déjà une réalité. C’est largement Talleyrand qui a utilisé Godoy puis poussé à l’intervention en Espagne, effectuée avec des renseignements au mieux datés, le plus souvent inexistants. Mais c’est sous l’angle économique que l’on  en apprend le plus : Napoléon a tenté de déstabiliser l’économie de certains de ses adversaires, et d’abord de l’Autriche, en faisant imprimer de la fausse monnaie, dans le but de créer de l’inflation pour réduire les effets des subsides anglais accordés à ce pays essentiel dans les guerres de l’Empire. Le renseignement économique et technologique, largement encouragé par Chaptal, n’a eu que peu d’effets car les rares éléments captés n’ont jamais pu être diffusés de façon importante. Le régime impérial s’est même payé le luxe de refuser des nouveautés mises au point chez des alliés. Ainsi en fut-il de procédés lithographiques mis au point en Bavière. On suivra moins l’auteur quand il réduit les loges maçonniques dans les territoires européens dominés à une structure d’espionnage au profit de la France. Ce n’est peut-être pas totalement faux, mais cela semble un peu court tout de même.

On l’a compris, le bilan est donc pour le moins très mitigé, et on ne peut que dire que l’auteur n’a pas transformé l’essai, loin s’en faut. On le regrette.

 

Jean-Philippe Coullomb