Stéphane BEAUD et
Gérard NOIRIEL, Race et sciences
sociales, Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, Collection
Epreuves sociales, Marseille 2021, 421 pages.
Un historien et un
sociologue qui s’associent pour étudier les usages d’un mot et des catégories
intellectuelles auxquelles il renvoie, c’est intéressant dans le contexte
actuel, marqué par une utilisation large de ce mot, race, et de ses dérivés,
comme le racisme ou l’adjectif racisé, qui désigne ceux qui en sont victimes.
La question s’est imposée aux auteurs, issus de milieux modestes et marqués à
gauche, quand ils ont constaté à quel point ces usages pouvaient les séparer de
leurs collègues et de leurs amis, avec lesquels ils croyaient pourtant partager
un profond socle de valeurs communes. On a donc bien ici un essai, avec
des opinions que le lecteur peut ne pas partager, comme par exemple la loi sur
les signes religieux ostentatoires de 2004, présentée comme
« identitaire » et réactionnaire par Beaud et Noiriel.
La première partie de
l’ouvrage porte sur l’histoire des usages de ce mot, apparu en français en
1684. Longtemps, le mot fut utilisé dans un sens assez vague et générique.
Augustin Thierry encore l’emploie à propos de l’opposition entre la race noble
et la race gauloise du peuple. C’est ensuite, dans un triple contexte
darwiniste, nationaliste et colonial, que le mot se charge d’un sens
identitaire, porté à incandescence par un Drumont. Ces théories, largement
alimentées et soutenues par des médecins anthropologues comme Vacher de Lapouge
ou Gustave Le Bon, eurent toujours plus de mal à pénétrer l’université, où la
sociologie de Durkheim s’imposait en s’appuyant sur des bases statistiques et
non sur le concept de race. De même, Paris eut longtemps la réputation d’une
ville où les Noirs pouvaient se sentir libres. Ce fut la crise des années 1930
qui ramena au premier plan les positions des médecins anthropologues et de
leurs émules. Leur point d’orgue fut bien sûr Vichy, où fut créée la fondation
Alexis Carrel, rebaptisée Ined après la guerre. Mais ce fut aussi en réaction
contre ces idées que l’on vit apparaître dans les années 1930 la LICA (future
LICRA), ou encore les décrets-lois Marchandeau d’avril 1939 réprimant
l’expression raciste. Après la guerre, les débats autour de la question raciale
cessèrent avec l’indépendance de l’Algérie.
On aurait pu croire
alors le débat définitivement clos, mais il ne tarda pas à ressurgir sous une
forme différente, dont les auteurs traitent dans leur deuxième partie. Il
ressurgit dès le début des années 1970 sous une double poussée : d’un côté
celle d’une droite identitaire chez qui le mot civilisation n’est qu’un
succédané dicible de celui de race, et d’un autre côté d’une gauche qui se
cherche une cause de substitution après l’écrasement du printemps de Prague et
alors que L’Archipel du Goulag puis
les boat people discréditent la
question sociale dans sa formulation classique, celle de la lutte des classes.
C’est l’époque où l’assassinat d’un Algérien par son concierge puis le film Dupont-Lajoie banalisent l’image du
franchouillard raciste sans faire dans le détail, en ramenant tout propos ou
toute attitude relevant simplement du stéréotype vers l’accusation de racisme.
Celle-ci devient d’autant plus infamante qu’elle permet à une gauche
abandonnant la lutte des classes de se draper dans une cause morale. Ce faisant,
elle fait le jeu d’une bourgeoisie ravie de diviser une gauche qui ne manque
pas de s’écharper au moment d’affaires comme celle des adolescentes voilées de
Creil en 1989. Prenant de plus en plus de poids dans le monde de la recherche,
loin des prudences d’une Colette Guillaumin, qui produisit la première thèse
sur le racisme en 1972, elle finit par prendre une place déraisonnable dans les
années 2010. Avançant sous l’angle du retard français face aux recherches
américaines, elle finit par amener un Pap Ndiaye à écrire que les Noirs qui
refusent de s’envisager d’abord sous l’angle de leur couleur de peau qu’ils
« sont victimes de la tradition assimilationniste » française. Cette
logique de dénonciation du racisme amène en effet à étiqueter les gens sans même
leur demander leur avis, avant de les enfermer dans une catégorie définie sous
l’angle de la victime. De véritables entrepreneurs d’identité y gagnent un
marché, tandis que des esprits plus ou moins scrupuleux en tirent une notoriété
et des revenus en se drapant dans une attitude faussement morale et
dénonciatrice, comme Pascal Blanchard. Les auteurs rappellent ainsi utilement que
l’étude de la colonisation ne date pas d’hier à l’université.
La troisième partie est
l’occasion d’étudier comment le discours de dénonciation du racisme se met en
place, parfois sans aucun fondement, à partir du scandale qui toucha la FFF et
l’entraîneur Laurent Blanc en avril 2011, suite aux révélations de Mediapart indiquant que des quotas de
joueurs noirs ou maghrébins devaient s’appliquer dans le recrutement. Le
problème de départ était simplement technique : nombre de jeunes joueurs
binationaux formés en France étaient attirés par des recruteurs travaillant
pour leur autre pays, après le scandale du boycott de l’entraînement par l’équipe
de France en Afrique du Sud. Ignorant et refusant de prendre en compte les
caractéristiques du monde du football et de ses entraîneurs souvent issus
eux-mêmes de milieux fort modestes, les journalistes s’étaient donnés le beau
rôle, celui de dénonciateurs d’un complot raciste des élites dirigeantes.
L’usage par Blanc du mot « black », simplement fréquent sans que l’on
puisse y voir la moindre connotation haineuse, y devenait un symbole de pensée
raciste, le média se gardant bien de publier les passages montrant l’innocence
totale du sélectionneur de ce point de vue.
La conclusion est
pessimiste. Beaud et Noiriel sont désolés du fractionnement du monde
universitaire qu’ils dénoncent ici, tout en étant conscients de ne pas avoir de
prise dessus, pas davantage que sur les réseaux sociaux. On ne peut que dire
qu’ils atteignent leur but, celui de donner à penser à des lecteurs qui ne
veulent qu’un peu de clarté et d’humanité dans ces débats où l’anathème est un
mode de fonctionnement. Quels que soient les désaccords que l’on puisse
exprimer avec eux, ils y arrivent.
Jean-Philippe Coullomb