jeudi 2 août 2018

Lecture d'été (2) : Montaigne d'Arlette JOUANNA





Arlette JOUANNA, Montaigne, NRF, Gallimard, Paris 2017, 459 pages.

 

C’est toujours avec gourmandise que l’on ouvre un livre écrit par Mme Jouanna, et on se surprend à entendre le son de sa voix lorsqu’on lit son ouvrage. Son enseignement a en effet marqué des générations d’étudiants et de professeurs d’Histoire-Géographie à l’université de Montpellier. Elle nous livre ici une biographie toute en finesse d’un personnage qui ne l’était pas moins, Michel de Montaigne. Elle déroule la vie d’un homme qui reste une source de réflexion et d’inspiration pour les penseurs actuels.

C’est que le personnage a de quoi dérouter : c’est à trente-huit ans, en 1571, qu’il fait le choix de faire « retraite », de « se rasseoir en soi », en se disant « dégoûté » de la vie de Cour et des honneurs. C’est de ce choix, d’ailleurs pas définitif, que nous viennent ses Essais, si connus du vivant même de Montaigne qu’ils en ont été caricaturés dans les Apophtegmes du sieur Gaulard de Tabourot. Il faut dire que son œuvre finit par prendre un poids déterminant sur sa vie et il les annota et travailla à leur publication jusqu’au bout. Regorgeant de détails sur la vie de son auteur (on est très bien renseigné sur ses goûts en matière de fruits et légumes par exemple), elle laisse curieusement dans l’ombre des pans entiers de son existence que la modicité de sources autres ne permet pas toujours d’élucider. A partir de là, les interprétations sur l’homme ont pu être aussi nombreuses que contradictoires : certains ont pu voir en Montaigne un pur esprit, d’autres l’inventeur du sujet, d’autres encore un serviteur zélé et passablement ambitieux du pouvoir monarchique.

Mme Jouanna le replace alors, avec la précision d’entomologiste qu’on lui connaît, dans son époque, qu’il s’agisse du cadre matériel ou des relations dans le milieu nobiliaire. Issu d’une famille enrichie dans le commerce et qui avait investi dans une seigneurie, il reçoit une éducation soignée pour autant qu’on puisse l’évaluer puisqu’on perd sa trace durant ses années de jeunesse. Ayant reçu de son oncle une charge à la cour des Aides de Périgueux avant qu’elle ne soit fusionnée avec celle de Bordeaux, il entame une carrière de magistrat tout en ayant l’esprit marqué par la notion de liberté, chère aux nobles. Catholique mais issu d’une famille divisée, à l’image du pays, par la question religieuse, il admire le chancelier Michel de L’Hospital et il est sans doute proche des « moyenneurs » puis des « Politiques » face aux extrémistes religieux. Il fréquente la Cour et il a rencontré personnellement Henri III et Henri IV. Il a eu la tentation de l’ascension, et il a sans doute envisagé les Essais comme un moyen de se faire connaître, dans la perspective néo-platonicienne de conseiller d’un roi-philosophe. Maire de Bordeaux de 1581 à 1585, il fait tout son possible pour maintenir la ville dans l’obéissance au roi, face à la Ligue ultracatholique. Mais toujours, il refuse les sujétions qui vont avec le service du pouvoir, y compris quand il s’agit de sujétion interne : il refuse de s’envisager uniquement comme le serviteur d’un ordre même acceptable.

Cette volonté de toujours garder son quant-à-soi est une marque de fabrique du personnage, qui se méfie des certitudes, des théories et du dévouement complet à une cause. A partir de là, on peut revisiter avec Arlette Jouanna les points les plus connus des Essais au fil de l’histoire de leur écriture. L’amitié avec La Boétie, si souvent commentée quoiqu’assez courte (quatre à six ans), est surtout une façon de vanter une relation qui n’était empreinte d’aucun intérêt et d’aucune soumission, contrairement à ce que ce terme recouvrait alors habituellement chez les nobles. Ainsi, elle devenait synonyme d’égalité et de liberté. Le passage sur les « cannibales » renvoie bien sûr aux violences des guerres de Religion, et le regard des « sauvages » permet de poser très librement des observations que l’on ne pourrait donner sans eux. D’ailleurs, à le suivre, c’est  en « sauvage » que Montaigne accepte la charge de maire de Bordeaux, c’est-à-dire hors de toutes les sujétions habituelles qui entravent la liberté. L’Apologie de Raymond Sebond, auteur du XVème siècle qui voulait prouver rationnellement la justesse de la religion, sert à mettre en garde contre l’orgueil intellectuel et contre l’esclavage de l’esprit que constitue la certitude d’avoir raison. Montaigne, très conscient de ses propres contradictions, est l’homme du doute, mais d’un doute qui est une recherche perpétuelle et jamais un abandon de la volonté. Ce doute n’est en rien contradictoire avec l’obéissance, mais une obéissance raisonnée, librement acceptée et exercée, qui permet au corps politique du pays de vivre de façon aussi harmonieuse que possible. Aimant et décrivant la vie avec minutie, il s’attarde sur une chute de cheval restée célèbre mais que l’on a du mal à dater précisément. Il la prend comme une expérience de ce que devrait être la mort, dont il explique qu’il ne faut pas avoir peur. C’est que finalement le travail sur soi est une œuvre noble, qui ne saurait se plier à des règles aussi vulgaires que peut l’être une planification précise. Et ce sont bien les surprises et les rencontres qui font que l’on se découvre progressivement à soi-même. Ainsi, le voyage devient un moyen de rentrer en soi. Mort en 1592 sans avoir connu le retour de la paix, Montaigne n’en a pas moins été reconnu comme un membre éminent d’une république des lettres européenne, ainsi qu’en atteste par exemple sa correspondance avec Juste Lipse.

Originale en son temps, la démarche de Montaigne lui a permis de se protéger et a inspiré bien des gens attachés à l’idée de liberté, ce qui valut d’ailleurs aux Essais d’être mis à l’index par l’Inquisition pontificale de 1676 à 1966.  Au final, le plus beau compliment que l’on puisse faire au travail d’Arlette Jouanna est de constituer une invitation à se (re)plonger dans la lecture d’un texte souvent difficile mais toujours pénétrant.

Jean-Philippe Coullomb


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