mardi 10 août 2021

Lecture d'été 2021 - 3 : Race et sciences sociales, de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel


 

Stéphane BEAUD et Gérard NOIRIEL, Race et sciences sociales, Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, Collection Epreuves sociales, Marseille 2021, 421 pages.

 

Un historien et un sociologue qui s’associent pour étudier les usages d’un mot et des catégories intellectuelles auxquelles il renvoie, c’est intéressant dans le contexte actuel, marqué par une utilisation large de ce mot, race, et de ses dérivés, comme le racisme ou l’adjectif racisé, qui désigne ceux qui en sont victimes. La question s’est imposée aux auteurs, issus de milieux modestes et marqués à gauche, quand ils ont constaté à quel point ces usages pouvaient les séparer de leurs collègues et de leurs amis, avec lesquels ils croyaient pourtant partager un profond socle de valeurs communes. On a donc bien ici un essai, avec des opinions que le lecteur peut ne pas partager, comme par exemple la loi sur les signes religieux ostentatoires de 2004, présentée comme « identitaire » et réactionnaire par Beaud et Noiriel.

La première partie de l’ouvrage porte sur l’histoire des usages de ce mot, apparu en français en 1684. Longtemps, le mot fut utilisé dans un sens assez vague et générique. Augustin Thierry encore l’emploie à propos de l’opposition entre la race noble et la race gauloise du peuple. C’est ensuite, dans un triple contexte darwiniste, nationaliste et colonial, que le mot se charge d’un sens identitaire, porté à incandescence par un Drumont. Ces théories, largement alimentées et soutenues par des médecins anthropologues comme Vacher de Lapouge ou Gustave Le Bon, eurent toujours plus de mal à pénétrer l’université, où la sociologie de Durkheim s’imposait en s’appuyant sur des bases statistiques et non sur le concept de race. De même, Paris eut longtemps la réputation d’une ville où les Noirs pouvaient se sentir libres. Ce fut la crise des années 1930 qui ramena au premier plan les positions des médecins anthropologues et de leurs émules. Leur point d’orgue fut bien sûr Vichy, où fut créée la fondation Alexis Carrel, rebaptisée Ined après la guerre. Mais ce fut aussi en réaction contre ces idées que l’on vit apparaître dans les années 1930 la LICA (future LICRA), ou encore les décrets-lois Marchandeau d’avril 1939 réprimant l’expression raciste. Après la guerre, les débats autour de la question raciale cessèrent avec l’indépendance de l’Algérie.

On aurait pu croire alors le débat définitivement clos, mais il ne tarda pas à ressurgir sous une forme différente, dont les auteurs traitent dans leur deuxième partie. Il ressurgit dès le début des années 1970 sous une double poussée : d’un côté celle d’une droite identitaire chez qui le mot civilisation n’est qu’un succédané dicible de celui de race, et d’un autre côté d’une gauche qui se cherche une cause de substitution après l’écrasement du printemps de Prague et alors que L’Archipel du Goulag puis les boat people discréditent la question sociale dans sa formulation classique, celle de la lutte des classes. C’est l’époque où l’assassinat d’un Algérien par son concierge puis le film Dupont-Lajoie banalisent l’image du franchouillard raciste sans faire dans le détail, en ramenant tout propos ou toute attitude relevant simplement du stéréotype vers l’accusation de racisme. Celle-ci devient d’autant plus infamante qu’elle permet à une gauche abandonnant la lutte des classes de se draper dans une cause morale. Ce faisant, elle fait le jeu d’une bourgeoisie ravie de diviser une gauche qui ne manque pas de s’écharper au moment d’affaires comme celle des adolescentes voilées de Creil en 1989. Prenant de plus en plus de poids dans le monde de la recherche, loin des prudences d’une Colette Guillaumin, qui produisit la première thèse sur le racisme en 1972, elle finit par prendre une place déraisonnable dans les années 2010. Avançant sous l’angle du retard français face aux recherches américaines, elle finit par amener un Pap Ndiaye à écrire que les Noirs qui refusent de s’envisager d’abord sous l’angle de leur couleur de peau qu’ils « sont victimes de la tradition assimilationniste » française. Cette logique de dénonciation du racisme amène en effet à étiqueter les gens sans même leur demander leur avis, avant de les enfermer dans une catégorie définie sous l’angle de la victime. De véritables entrepreneurs d’identité y gagnent un marché, tandis que des esprits plus ou moins scrupuleux en tirent une notoriété et des revenus en se drapant dans une attitude faussement morale et dénonciatrice, comme Pascal Blanchard. Les auteurs rappellent ainsi utilement que l’étude de la colonisation ne date pas d’hier à l’université.

La troisième partie est l’occasion d’étudier comment le discours de dénonciation du racisme se met en place, parfois sans aucun fondement, à partir du scandale qui toucha la FFF et l’entraîneur Laurent Blanc en avril 2011, suite aux révélations de Mediapart indiquant que des quotas de joueurs noirs ou maghrébins devaient s’appliquer dans le recrutement. Le problème de départ était simplement technique : nombre de jeunes joueurs binationaux formés en France étaient attirés par des recruteurs travaillant pour leur autre pays, après le scandale du boycott de l’entraînement par l’équipe de France en Afrique du Sud. Ignorant et refusant de prendre en compte les caractéristiques du monde du football et de ses entraîneurs souvent issus eux-mêmes de milieux fort modestes, les journalistes s’étaient donnés le beau rôle, celui de dénonciateurs d’un complot raciste des élites dirigeantes. L’usage par Blanc du mot « black », simplement fréquent sans que l’on puisse y voir la moindre connotation haineuse, y devenait un symbole de pensée raciste, le média se gardant bien de publier les passages montrant l’innocence totale du sélectionneur de ce point de vue.

La conclusion est pessimiste. Beaud et Noiriel sont désolés du fractionnement du monde universitaire qu’ils dénoncent ici, tout en étant conscients de ne pas avoir de prise dessus, pas davantage que sur les réseaux sociaux. On ne peut que dire qu’ils atteignent leur but, celui de donner à penser à des lecteurs qui ne veulent qu’un peu de clarté et d’humanité dans ces débats où l’anathème est un mode de fonctionnement. Quels que soient les désaccords que l’on puisse exprimer avec eux, ils y arrivent.

 

Jean-Philippe Coullomb

 

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