mardi 2 novembre 2021

Regards croisés

 Voici deux regards différents et complémentaires sur le dernier livre de Richard Vassakos, président de notre régionale, consacré aux usages de l'Histoire par le médiatique maire de Béziers, Robert Ménard. Il sera simple pour chacun de se faire sa propre idée en lisant directement l'ouvrage en question, qui est court. Pour se mettre dans l'ambiance, il suffira de signaler que Robert Ménard a récemment qualifié dans une interview de "bourgeoisie éclairée" celle qui était tentée par une candidature d'Eric Zemmour.



Richard VASSAKOS, La croisade de Robert Ménard, Une bataille culturelle d’extrême droite, Ed Libertalia, 2021, 171 pages.

Des (més)usages que fait le maire de Béziers du passé.

Rappelons quelques faits, y compris aux Héraultais : Robert Ménard, a été élu maire de Béziers en 2014 avec le soutien du Front national. Depuis, ses amis politiques ont emporté trois cantons, son épouse est devenue députée en 2017 et lui-même a été largement réélu dès le premier tour en 2020. Dans un premier temps, seule ville du Languedoc-Roussillon à être dirigée par un maire d’extrême droite, Béziers a depuis 2020 une grande sœur, Perpignan.

C’est en témoin extérieur éloigné du cœur du pouvoir ménardien, contournant l’impossible accès à certaines sources et donc en se penchant sur celles qui sont accessibles à tout citoyen attentif - discours, publications et gestes publics - que Richard Vassakos a choisi d’explorer la politique culturelle municipale de l’édile biterrois. Il s’y livre par le biais des usages de l’Histoire et fidèle aux enseignements de Marc Bloch1, il précise d’emblée que c’est « en enseignant et historien, engagé dans le monde associatif mais aussi comme élu local d’une commune proche de Béziers » (p. 16) qu’il s’y risque dans un opus court (169 p.) mais dense.

Certes, concernant le passé, l’auteur sait que « tous les hommes politiques procèdent ainsi » mais il constate que le maire de Béziers « en fait une utilisation importante et beaucoup plus significative que la majorité de ses homologues » (p. 13). De fait, un des intérêts majeurs de l’ouvrage est de livrer un inventaire exhaustif et détaillé qui révèle l’ampleur, la diversité, l’originalité et la constance, largement inédites pour un élu local, des initiatives de six années de mandat de l’édile. Par leur mise en perspective, l’historien démontre que l’ensemble de ces manifestations édilitaires, « mélange de murmure et de fureur » (p. 154), des plus visibles et lisibles jusqu’aux apparemment les plus insignifiantes font système en composant une grammaire mémorielle cohérente qui vise à construire le référentiel symbolique du « frontisme municipal ». Cette forme de municipalisme aspire à conquérir le pouvoir à partir des territoires par « l’accoutumance des citoyens à la présence de l’extrême droite aux commandes de collectivités de proximité ». Comment banaliser dés lors cette gouvernance dans la société ? En cela, R. Ménard avait un modèle, les Bompart à Orange, il a désormais un avatar, Louis Aliot à Perpignan.

L’exposé se déroule en trois parties d’importances croissantes qui contribuent à son dynamisme. Il insère au fil de l’ouvrage 11 focus sur des images reproduites en noir et blanc en fin de volume mais facilement récupérables en couleurs sur le site internet de la ville. Graphiquement, l’auteur en profite pour en relever les multiples analogies avec les messages de propagande des groupuscules identitaires. Au rapide rappel du terreau sur lequel a germé la victoire ménardienne, Béziers, succède la présentation des multiples « vecteurs et méthodes » utilisés par l’édile médiatique dont la pléthore et l’attention portée ne sont pas étrangères à son ancien métier de journaliste, pour se terminer par l’analyse des contenus d’un message maintes fois martelé.

L’historien multiplie les exemples de cette « guérilla culturelle » qui a en son cœur la nostalgie de l’Algérie coloniale, « la grande affaire de Robert Ménard » (p.115), qui occupe au moins un cinquième de l’ouvrage (p 115-134), à hauteur de la place que lui octroie le maire biterrois. Le cas est à bien des égards révélateur des procédés mis en œuvre : répétitions litaniques, mises en scènes ritualisées, recours à l’intime et aux émotions, choix sélectifs car réfléchis, occultations historiques, décontextualisation et ambigüités. S’y rajoutent le mépris de la recherche scientifique et parfois même la violence singulière. L’auteur montre qu’avec R. Ménard, la guerre d’Algérie devient tout à la fois prétexte et matrice de la construction d’un roman « national identitaire » qui justifie la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus. Le summum d’une vision de l’histoire qui appelle au « choc des civilisations » est atteint. L’analyse révèle encore ce que doit ce corpus idéologique à l’héritage maurassien qui ramène aux idées et pratiques de son ami E. Zemmour, aujourd’hui en proto campagne présidentielle et invité du week-end du 16 octobre à Béziers.

Richard Vassakos, rappelle que le maire qui proclame ne pas « faire de politique » est relié par ses réseaux et ses maisons d’éditions à tous les courants de l’extrême droite, du Front national aux mouvances identitaires les plus dures desquels en retour, par le biais des supports de communication et de la logistique de la mairie, il assure la diffusion des idées. Son soutien à ses ténors atteste de sa visée nationale loin de « l’histrion local, épiphénomène folklorique dont il occupe les habits ». Son syncrétisme très situé trouve sa traduction dans son projet de gouvernement d’Union des droites qui est déjà localement devenu une réalité de l’équipe municipale et de l’agglo. Il vise à la conquête du pouvoir national à partir des territoires en fracturant le mur jusque là dressé par la droite républicaine pour le rendre poreux. Pour l’historien, cette conquête est en marche sous des oripeaux innocents à l’humour potache sinon douteux et elle attaque les fondements de la République en grignotant pas à pas ses fondements symboliques et culturels.

L’historien écrit avoir hésité craignant de servir malgré lui de caisse de résonnance aux idées nauséabondes. Il prend pourtant seul en son nom le risque de s’exposer quand tant d’autres historiens languedociens auraient pu se livrer à cette tâche nécessaire. Il y a donc là du panache et du courage. Afin de lutter efficacement contre l’extrême droite et parce que R. Ménard entretient une grande confusion, brouillant les repères culturels, l’historien invite en conclusion les citoyens, les chercheurs et plus encore les responsables politiques à dépasser les arguments philosophiques, gestionnaires ou technocratiques en réinvestissant les territoires symboliques du clivage droite-gauche en république. Espérons que cet essai salutaire et documenté par une méthode rigoureuse, qui ramène de la complexité et de la nuance dans un style clair et intelligible, sera à ce titre, ainsi que son auteur, disqualifié par ceux dont il dénonce les méthodes et les idées. Ce sera le signe qu’il a atteint son but. Le préfacier de l’ouvrage, Nicolas Offenstadt, historien spécialiste des façons dont les sociétés utilisent l’histoire pour parler du présent, invite à lire l’ouvrage « certes comme un travail civique et historien, mais aussi comme un cas qui peut aider à comprendre les succès populistes européens » (p 12). Dès lors, il ne dit rien de plus que l’autre grand fondateur des Annales, Lucien Febvre, pour lequel l’étude d’un cas permettait de « s’efforcer de savoir à travers l’histoire d’une partie, la crise tragique d’un tout »2. Si la bataille culturelle de l’extrême droite est sur le point d’être gagnée, ce tragique « tout » pourrait bien se jouer dans la campagne présidentielle de 2022.

1 Marc BLOCH, L’étrange défaite, Paris, Folio Gallimard, 1990, (1946), p. 30

2 Annales d’histoire sociale, 1939

 

Christine Delpous

 

 

Richard VASSAKOS, La Croisade de Robert Ménard, une bataille culturelle d’extrême-droite, Editions Libertalia, 2021, 171 pages.


Cela peut sembler une bien curieuse idée que celle qui consiste à chercher une structure idéologique chez un homme d’abord et avant tout aussi arriviste que peut l’être Robert Ménard, médiatique maire de Béziers proche du RN, et ancien président de RSF. C’est pourtant le défi auquel s’attache notre collègue Richard Vassakos, président de la régionale Languedoc-Roussillon de l’APHG, et élu marqué à gauche de la petite ville de Vendres. Il aborde son sujet sous un angle pour lequel il est légitime, car c’est celui de l’utilisation de l’Histoire par l’édile biterrois. Ceux qui ne connaissent pas la ville de Béziers ne peuvent qu’avoir du mal à le comprendre, mais il faut en effet réaliser à quel point Robert Ménard fait usage de références historiques. Affiches, noms de rues, statues, fresques, articles et éphémérides dans le journal municipal, discours : elles sont omniprésentes pour peu que l’on y soit attentif. Richard Vassakos ne parle bien sûr pas de documents apparus après l’impression de son ouvrage, mais il faut savoir que même la rentrée de septembre 2021 s’est faite avec un affichage municipal proclamant que les enfants de Béziers remerciaient Charlemagne, qui n’en demandait pas tant, de reprendre les cours. Dans ce seul exemple, on voit bien ce qui est en œuvre : sous le couvert de la reprise d’une chanson populaire de sa jeunesse, il s’agit pour le maire d’ancrer l’idée que l’école vient de la monarchie, et pas du républicain franc-maçon Ferry. Est-ce l’application de ce que Nicolas Offenstadt définit dans sa préface comme une stratégie délibérée d’utilisation de l’Histoire en tant qu’arme culturelle, après l’avoir arrachée aux historiens de métier ?


Après une rapide évocation du Biterrois et de ses nombreuses difficultés socio-économiques, Richard Vassakos présente les outils, on l’a dit fort nombreux, que Robert Ménard utilise dans le domaine historique. On en retiendra deux éléments saillants : d’abord, il réinvestit des domaines très traditionnels, comme les noms de rues ou les statues, largement abandonnés depuis la IIIème République par la plupart des élus de France et de Navarre. Robert Ménard re-politise l’espace public, par exemple en rebaptisant une rue, celle du 19 mars 1962, rue du colonel Hélie Denoix de Saint-Marc. Les connaisseurs, nombreux à l’extrême-droite, ont apprécié. Ensuite, c’est l’incontestable habileté des choix : qui pourrait lui reprocher d’honorer par un buste un Mattéoti ou un Jean Jaurès ? Ce qu’il faut savoir, c’est que pour l’inauguration de cette dernière statue, le journal municipal a publié un article avec des citations, choisies et hors contexte, qui font du leader socialiste un jalon de la pensée nationaliste et xénophobe. Il fallait oser. Robert Ménard l’a fait. Il adore prendre ses contradicteurs à contrepied, et juxtaposer à un élément culturel marqué à l’extrême-droite un autre qui est beaucoup plus consensuel. Ce faisant, il rend très difficile toute contestation, qui passe pour du sectarisme.

Son discours historique est dominé par quelques thèmes récurrents, en fait peu nombreux. La guerre de 14-18 correspond chez lui à l’archétype de l’union de tous les Français face à un ennemi extérieur. Elle est l’incarnation du « ni droite ni gauche » par lequel Sternhell définissait un courant de l’extrême-droite française. Il a pu la mobiliser au moment des Gilets jaunes, pour appuyer le mouvement. Important à Béziers, il avait été soutenu par les véhicules de la municipalité. Un des ronds-points proche de la ville avait alors été tagué avec la formule « mort aux francs-maçons ». Le thème de la Résistance est une autre de ses figures favorites, le biterrois Jean Moulin devenant le héraut du sursaut national face à l’invasion étrangère. L’homme de gauche est évidemment évacué du propos municipal. Mais c’est surtout la guerre d’Algérie qui lui permet de se répandre dans le registre historique. Rappelons qu’il n’est cependant pas le premier à Béziers. C’est sous le maire précédent qu’avait été inaugurée au cimetière une stèle en hommage aux assassins de l’OAS. Avec lui, cela prend une dimension officielle et surtout itérative. Il refuse toute commémoration pour les 19 mars, et n’a de cesse d’exalter l’œuvre civilisatrice de colons qui tenaient, selon lui, un véritable avant-poste devant la marée arabo-musulmane. Plus important encore, les références religieuses sont chez lui une constante. Tout renvoie toujours à la religion catholique. Béziers est ainsi une des sans doute rares villes où le 8 mai est célébré officiellement par une messe. Après les attentats islamistes, le père Hamel et le très croyant colonel Beltrame ont eu leur nom sur une voie, mais pas les athées militants Cabu et Charb. Les absences de ses discours et de ses actes sont tout aussi significatives : la Révolution ne semble guère susciter son intérêt, si ce n’est pour critiquer la populace parisienne et évoquer à longueur d’éphémérides la guerre de Vendée. Son épouse et députée s’est d’ailleurs signalée par le dépôt d’une proposition de loi, retoquée, sur la reconnaissance d’un génocide vendéen, qu’aucun historien sérieux ne peut soutenir. Par petites touches, on voit ainsi apparaître le portrait de la France selon les Ménard : un pays de tradition monarchique et catholique, pré-révolutionnaire, ancré dans un combat civilisationnel pour résister au « grand remplacement » et à la submersion qui s’annonce. Soutenue par un pouvoir parisien apatride qui désarme intellectuellement les citoyens en confiant leurs enfants à des enseignants gauchistes, cette menace appelle à un sursaut qui rétablira toute la grandeur de ce nouveau roman national.

En bout de chaîne, on trouve donc le livre de Richard Vassakos convaincant, même s’il conviendrait sans doute de faire la part entre ce qui relève de Robert Ménard lui-même, et ce qui relève de son entourage, et d’abord de sa femme, notamment sur la question religieuse. On peut certes lui faire quelques remarques, inévitables pour un ouvrage au fond politique. La notion d’islamophobie mérite-t-elle seulement d’être citée ? Rappelons que le regretté Charb ne la portait pas dans son cœur pour de très bonnes raisons. L’auteur dénonce aussi la vision d’une assimilation « tellement exigeante qu’elle en devient impossible ». Soit, mais une assimilation qui n’est pas exigeante mérite-t-elle encore son nom ? Enfin, que dire des gens qui ont donné le bâton pour se faire battre en organisant une cérémonie pour le centenaire de Verdun avec un chanteur au passé aussi discutable que Black M ? Robert Ménard a eu beau jeu d’enfourcher ce cheval de bataille. On ne peut en tout cas qu’être d’accord avec Richard Vassakos lorsqu’il appelle les contradicteurs du maire, et plus largement la gauche française, à réinvestir le champ des symboles, et en fait du politique. Elle ne peut faire l’économie de la production d’un projet de société apte à réintégrer dans le pacte social les masses de gens qu’une vision simplement gestionnaire en a exclu. 

 

Jean-Philippe Coullomb 



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