samedi 23 avril 2022

En partenariat avec les CPGE du lycée Henri IV

 Notre association poursuit son partenariat avec notre collègue Laurent Soria, professeur d'Histoire en CPGE au lycée Henri IV à Béziers. das=ns ce cadre, nous avons le plaisir de donner la parole à un de ses étudiantes, Mme Jeanne Durrieux, qui vient de résumer pour nous une conférence organisée par notre collègue avec Mme Céline Marty, philosophe spécialiste du droit du travail. Ce n'est pas de l'Histoire, direz-vous, mais les références historiques sont nombreuses. Précisons que cette intervention a eu lieu successivement chez nos amis de Scène de Bayssan, puis dans les murs du lycée. 

"Céline Marty, professeure agrégée de philosophie et doctorante en philosophie du travail sur l'œuvre d'André Gorz, étudie avant tout les théories de la démocratie et comment celles-ci sont éloignées de la réalité. Elle en vient à s’interroger sur le poids du travail dans l’engagement politique. Elle publie un livre, Travailler moins pour vivre mieux, dans lequel se posent des questions sur l’omniprésence du travail dans un monde marqué par l’urgence écologique et sociale.


Dans son intervention, elle étudie plus précisément l’importance du travail salarial, les relations de domination qu’il engendre mais aussi une étude des rapports plus complexes au sein de ce type de contrat, afin de remonter à une compréhension plus générale.

La question du travail est longuement étudiée par les sociologues. Pour Marx, le salariat est le reflet de la vérité sur le rapport des classes, un rapport relationnel qui se veut équitable mais qui est en fait totalement déséquilibré. Chez les historiens, le travail est un imaginaire dans lequel chacun de nous peut se situer. Le travail est une norme qui rend les inactifs marginalisés. L’intégration par le travail est une sorte de thérapie : pour les colons, coloniser permettait d’apprendre aux “indigènes” les vertus du travail, qu’ils n’auraient pas, et qui seraient la cause de leur perversion. Pourtant des études chez les sociétés dites primitives montrent que celles-ci travaillent deux à trois heures par jour sans que cela ne pose problème. De façon plus générale, le travail est un enjeu social et politique : en pleine campagne présidentielle, les questions du taux horaires, des retraites, du chômage sont plus qu’essentielles. Une étude plus philosophique, avec donc plus de recul sur la question, permettrait d’apporter des réponses à de telles problématiques.


Bourdieu a dit “Ce que le monde social a fait, le monde social peut le défaire”. Quand on étudie le monde social, nous devons étudier ses problèmes et comment les résoudre.

Le travail dans nos vies est une notion omniprésente, et ce serait une chose essentielle dans laquelle nous devrions nous investir totalement. Ce mot est employé à tout va (travail domestique, numérique, intellectuel, social…), on ne sait plus trop ce que cela veut dire, mais on reste persuadé que c’est une bonne chose. Pourtant, avec la précarisation du marché de l’emploi et l’émergence de ce que Graeber appelle les Bullshits job, on peut douter de l’évidence d’une valorisation du travail, mais aussi de l’urgence de l’impact écologique du travail. Il faut repenser la place du travail dans la réalité du marché de l’emploi.

Pourtant, dès qu’on critique l’omniprésence du travail dans nos vies, on a directement une réaction qui prouve bien cette omniprésence : comment on paye nos factures sans travailler ? En effet, le travail assure une protection sociale. Mais en créant des emplois trop précaires (les stages), et en dévalorisant des activités non rémunératrices (travail bénévole ou militant), cette protection sociale se déprécie.

Le type d’emploi qu’est le salariat veut apporter de la stabilité sociale. Pourtant on peut en émettre bien des critiques. Foucault montre comment la société salariale nous impose un type de vie, nous modèle. Cette critique est qualifiée d’"anarchique": on étudie comment le salariat est un mode de domination sur les individus. En effet, nous ne remettons pas en question le fait d’avoir un emploi à plein temps, c’est une norme qui domine nos existences, qui exerce sur un nous un pouvoir qu’on considère légitime par la protection sociale qu'elle nous apporte. On fait des choix qui vont dans ce sens, dans nos études, nos choix de vie… Cela amène à se demander pourquoi chercher à dominer nos existences en vivant dans une société salariale ?

Nous avons tout à fait conscience des inégalités de notre société, et pourtant celle-ci se maintient parce que nous en avons besoin pour survivre. Nous perdons toute énergie de contestation collective. Ce type de critique nommé anarchique est peu présent dans le débat public mais aussi dans les recherches. C’est Graeber qui en est le porte-voix. Il part d’une étude sur l’activité des colons à Madagascar pour établir sa théorie sur les Bullshits jobs.

Afin de l’étudier, il faut définir ce qu’est le travail. Céline Marty le définit comme ceci : activité qui est insérée dans des rapports sociaux et dans des rapports de force, activité qu’un tiers me demande de réaliser parce qu’il en a besoin et que j’accepte de faire, avec l’idée de consentement à l’activité. Le travail est toujours une activité demandée par autrui, et sans commande je ne l'aurais pas fait, et si je ne l'avais pas fait il aurait dû le faire lui-même ou aurait demandé à quelqu’un d’autres. C’est une activité nécessaire à autrui. Cela inclut le travail domestique dans un concept patriarcal, travail qui profite au mari qui ne le fait pas.

Le travail est donc ancré dans un rapport de force, alors comment est-il devenu essentiel dans nos sociétés ? Robert Castel, dans Les métamorphoses de la question sociale, analyse la situation salariale et comment elle devient majoritaire au début du XXème siècle. Jusqu’à la Renaissance, le travail est surtout l’activité des pauvres qui n’ont pas de propriété et qui sont donc dépendants des gens qui leur demandent. A l’époque moderne, le travail n’est toujours pas digne des élites. Les services sociaux aident les gens qui ne peuvent pas travailler, mais aussi les pauvres honteux qui ont reçu une bonne éducation mais sont déçus de leur activité et qui sont donc aidés pour ne pas avoir à se “rabaisser” au travail. Le travail est jugé pénible et dégradant socialement. Le travail des pauvres est toujours dominé par la contrainte sociale, d’abord avec le travail forcé qui, dès le XIVème siècle, permettait de s’assurer que les nomades et vagabonds ne perturbaient pas l’ordre social. Les pauvres, vagabonds et invalides sont “soignés” par les valeurs du travail.

Comment naît le salariat à partir de ce contexte ? Pour Castel, il naît de la corvée qui est devenue une prestation obligatoire rémunérée. Claude Didry dans L’institution du travail, nuance ce propos. Il note qu’au XIXème siècle domine encore le travail à domicile et l’embauche des ouvriers entre eux, ce qui crée une concurrence déloyale. Le salariat est créé à la fin du XIXème siècle pour protéger les salariés de la concurrence. Pour Smith est Weber, la création du salariat ne peut pas aller avec le travail forcé, ce qui est critiqué par des auteurs plus contemporains. Castel dit que seuls les plus miséreux acceptent les conditions salariales, mais ceux-ci ne sont pas nés dedans et donc nécessitent d’être discipliné. C’est en ce sens que Jérémy Bertram créé dans Esquisse au travail des pauvres deux techniques de surveillance et d’augmentation des rendements :

    • La panoptique : un centre dans lequel un surveillant peut observer les travailleurs sans que ceux-ci sachent à quel moment ils sont surveillés. Ce concept n’est donc pas initialement créé pour surveiller les prisonniers mais les salariés dans les usines

    • La divisions du travail pour maximiser la productivité

On utilise l’école afin de faire intégrer ces contraintes aux futurs ouvriers. Edward Thompson montre que l’école britannique enseigne la discipline horaire aux enfants d’ouvriers pour qu’ils la respectent quand ils sont adultes, car ils sont perçus comme plus malléables. Le salariat semble avoir été créé afin d’assurer de la stabilité aux travailleurs, il a fondé la protection sociale. Pourtant, cela peut sembler paradoxal : les pauvres travaillent et restent pauvres. La moyenne d’âge est de 34 ans à Manchester à la fin du XIXème siècle.

Le travail des pauvres est la source de la richesse sociale, il ne faut donc pas laisser mourir les travailleurs. De plus, cette protection sociale est vue comme un moyen de faire accepter la subordination des employés par l’employeur : Bismarck instaure la protection sociale en même temps qu’il interdit les syndicats. Octroyer de tels droits sociaux fait croire que les travailleurs profitent du fruit de leur travail. De plus, leurs droits peuvent toujours leur être refusé : cela crée un chantage permanent. Stanziani montre que le travail est un monde de contrainte, qui s’étend jusqu’aux empires coloniaux, et les capitalistes trouvent toujours un moyen de contraindre les populations pauvres au travail.

Une autre question se pose, suite au paradoxe exposé plus tôt : est-ce que la protection sociale est vraiment protectrice ? Par exemple, le chômage a été créé pour lutter contre les travailleurs intermittents qui ne travaillaient que le strict minimum. Le chômage les oblige à choisir entre temps plein ou aucun travail. La division du travail de Taylor crée une aliénation du travailleur, mais celle-ci est acceptée par le goût de la consommation et l'augmentation du pouvoir d’achat. Les salaires ne suffisent pas, les travailleurs veulent plus de temps en dehors du travail. Le salaire leur offre une autonomie existentielle qui permet de revendiquer de nouveaux droits. Cela donne des revendications comme celles de mai 68. Les réponses sont d’abord politiques : la création du chômage de masse crée une peur de la concurrence et fait accepter n’importe quelles conditions par peur de perdre son travail. Le travail n’est plus un outil collectif mais un objet de carrière individuelle : l'ordre qu’est le travail devient implicite et intégré. De plus, les formations que nous faisons sont très homogénéisantes et nous apprennent à faire fonctionner le monde tel qu’il est plus que de le remettre en question.

Avec plus de recul, et vu tous les problèmes que nous avons établis, il est intéressant de se demander pourquoi la philosophie, science du questionnement, n’a pas dénoncé le travail. Déjà parce que les philosophes n’ont pas souvent travaillé, et ceux qui l’ont dénoncé sont ceux qui ont dû travailler et qui l’ont subi comme quelque chose qui les empêchait de “travailler” sur leur activité qui n’était pas rémunérante. Il faut malgré tout nuancer le propos : le travail n’est pas que contrainte, certains y trouvent du plaisir, des amis, une identité… Mais ce sont des caractéristiques contingentes de la contrainte, et il ne faut pas idéaliser le travail et projeter ces notions positives sur toute la population.

Après avoir montré les problèmes de la société salariale et de la protection sociale, nous devons voir comment la réorganiser.

Elle est fondée sur l’emploi à temps plein continu à vie nous oblige à aimer notre travail, elle n'est pas adaptée à nos attentes vis-à-vis du travail. Une protection sociale pourrait être pluraliste, plus tolérante en fonction de l’emploi que l’on a. On devrait pouvoir réduire au minimum nécessaire le temps et l’énergie qu’on consacre au travail et avoir du temps pour faire d’autres activités. Malgré tout, on pourrait établir une critique à cette critique de la société salariale : en effet, on est tellement enfermé dans le paradigme de ce mode de travail qu’il semble impossible d’en sortir à court terme. La crise en Ukraine ou la crise du COVID ont prouvé que les gouvernements ont la capacité de prendre des décisions très importantes dans le secteur économique."

 

Jeanne Durrieux

 

Céline Marty, auteure de Travailler moins pour gagner mieux, Dunod, 2021.

 


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