Compte-rendu de conférence : les "pieds-rouges"
La régionale de l'APHG est heureuse de publier le compte-rendu d'une conférence tenue, à l'invitation de notre collègue Laurent Soria, devant les élèves de CPGE du lycée Henri IV de Béziers par Mme Catherine Simon, ancien grand reporter au journal Le Monde, sur les "pieds-rouges". Il a été rédigé par deux élèves, Perrine Le Balch et Gaspard David. Nous ne pouvons que les féliciter pour la qualité de leur texte, réalisé alors que leur charge de travail est déjà fort lourde.
La
conférence organisée pour les élèves de la CPGE Henri IV Béziers
qui s’est déroulée le 9 décembre 2017 leur a permis de
rencontrer Catherine Simon, auteure de Algérie, les années
pieds rouges. Cette dernière est intervenue afin de présenter
l’histoire souvent méconnue de ceux que l’on a appelé les
« pieds rouges », ces Français qui sont restés après
l’indépendance de l’Algérie pour aider à la reconstruction du
pays.
Catherine Simon est partie du constat qu'après la fin de la guerre, l'histoire commune entre l'Algérie et la France semble être tombée dans l'oubli. Effectivement, comme elle le souligne, un grand silence des deux côtés fait suite aux Accords d’Evian. Selon elle, côté français, c’est le silence de la défaite et de l’arrogance. Les grands partis politiques, y compris la gauche de Mitterrand et le parti communiste, avaient voté les pouvoirs spéciaux en 56, et s'attendaient à la victoire française. La seule véritable opposition à la guerre est venue des « porteurs de valises », dont certains sont plus tard devenus des « pieds rouges ». Certains éléments de l’histoire comme ceux-ci permettent de refuser une approche manichéenne de ce conflit, à la fois guerre et guerre civile : des journalistes, des artistes, des prêtres, des militants catholiques, qui sont devenus complices du Front de libération nationale (FLN). Le fameux réseau Jeanson, se chargera ainsi, pendant pratiquement toute la guerre, de collecter et de transporter des fonds et des faux-papiers pour les membres du FLN de métropole. Ce groupuscule sera finalement démantelé en février 1960 : six Algériens et dix-huit Français, défendus par le jeune avocat Roland Dumas, sont alors inculpés et condamnés. Quinze d’entre eux sont condamnés à dix ans de prison, trois à cinq ans et huit mois, et neuf sont acquittés. Francis Jeanson, quant à lui, sera condamné à dix ans de prison, puis amnistié en 1966. Des intellectuels de gauche apporteront par le « Manifeste des 121 » un soutien à ces « porteurs de valises ».
Ensuite,
alors que les « pieds-noirs » rentraient en France dans la
précipitation, les « pieds-rouges » arrivèrent sur la terre
algérienne pour participer à la Révolution, au rêve algérien.
C'était un ensemble assez hétéroclite de personnes : des
militants humanitaires, des professionnels de la santé, d’anciens
« porteurs de valises », des enseignants et même des étudiants,
ayant tout quitté pour rejoindre le peuple algérien. La plupart des
Algériens les accueillirent à bras ouverts au début.
Mais suite à trois ans de période de grâce, beaucoup sont rentrés
en France à cause du coup d’Etat du 19 juin 1965 du colonel Houari
Boumediene. La répression du mouvement kabyle et le code de la
nationalité, qui liait la religion à la citoyenneté, ont dissuadé
beaucoup de « pieds-rouges » de rester. De surcroît, « les
socialistes en peau de lapin », comme les appelle Boumediene, ne
sont clairement plus les bienvenus.
La
démarche de Catherine Simon a été de recueillir les témoignages
de ces « pieds rouges ». Elle a donc parcouru la France
pour en rencontrer une centaine et réaliser environ 80 interviews.
L’auteure insiste bien sur le fait que c’est un travail de
journaliste et non pas d’historien, malgré la recherche importante
qu'elle a réalisé afin que les faits soient sourcés et les
témoignages vérifiés.
Parmi
ces personnes, Catherine Simon a choisi de présenter quelques
histoires individuelles :
Annette
Roger Beaumanoir, par exemple, née en 1923 en Bretagne, résistante
au sein des Jeunesses communistes à 18 ans, elle sert
d’intermédiaire pour passer le courrier aux membres de son réseau,
et elle devient médecin spécialiste de neuro-physiologie après la
guerre. Puis elle quitte le PCF en 1956 et entre dans le réseau
Jeanson en 1957. Elle est arrêtée en 1959 mais s’évade pour
Tunis (condamnée par contumace à 10 ans de prison). Là, elle
remplace Franz Fanon à l’hôpital de Tunis, se consacrant aux
soins des soldats traumatisés de l’ALN dans les camps de Tunisie ;
en 1962, elle accepte de travailler pour le
Ministère de la Santé algérien. Elle a également organisé, grâce
aux accords de coopération signés entre la France et l’Algérie,
la venue en Algérie de médecins cubains ou bulgares, puis a quitté
l’Algérie pour la Suisse après le coup d’Etat de Boumédienne
en 1965.
Jean
Michel Arnold, un autre « pied-rouge » dont l'auteure
fait le portrait dans son livre, a lui été à l'origine, avec
Ahmed Hocine et Mohamed Sadek Moussaoui, de la
création de la cinémathèque d'Alger en 1964. René Vautier et lui
ont participé à la diffusion de la culture cinématographique dans
les campagnes algériennes avec les cinépops, des fourgonnettes qui
sillonnaient le pays pour organiser des projections en plein
air dans les villages. Dans les grandes villes, de nombreux cinéastes
sont venus, dont Joseph von Sternberg, Luchino Visconti, Youssef
Chahine, Joseph Losey, Sembène Ousmane, Jean-Luc Godard, Alberto
Lattuada, Claude Chabrol… Il organise dans ce cadre, le Congrès
mondial des documentaristes et les Rencontres des cinémas du Monde
pour le premier Festival culturel panafricain en 1969.
Plus
largement, les « pieds-rouges » ont contribué au
rétablissement du pays, où l'analphabétisme était très important
et où toute l'administration étaient auparavant gérée par les
pieds-noirs ou les métropolitains. Ils ont permis la formation de
médecins, infirmiers ou professeurs algériens.
Globalement,
explique Catherine Simon, les « pieds-rouges » ont été
très bien accueillis en Algérie. Le pays était dévasté et ces
gens apportaient quelque chose. Ils donnaient un espoir d’éducation.
Les villages se disputaient les instituteurs, les infirmiers, afin de
pouvoir se développer. La population algérienne, en dehors de
l’armée, n’avait pas un fort ressentiment envers les Français.
Les « pieds rouges » furent étonnés par la gentillesse
des Algériens. En revanche, il y avait une certaine méconnaissance
de la part des « pieds-rouges » sur ce qu'était
réellement l'Algérie. Ils pensaient que tous les Algériens étaient
comme ceux qu’ils avaient côtoyés en France, libres de parole,
bon vivants. Or, dans les grandes villes, ils ont été confrontés
aux différences d'attitude entre progressistes et conservateurs.
La fin
de cette vague d’enthousiasme, la désillusion sur le sort de la
révolution algérienne et le retrait progressif des « pieds-rouges »
arriva avec l'arrivée de Boumédienne et des militaires au pouvoir.
Malgré cela, souligne Mme Simon, des liens forts ont perduré entre
les « pieds-rouges » et les Algériens pendant des
années.
Une
certaine nostalgie subsiste parmi les survivants ainsi qu’un
sentiment de désabusement devant la mémoire tronquée dont les
commémorations des deux côtés de la Méditerranée témoignent
encore aujourd’hui : « Nous aussi, nous sommes les cocus de
l’histoire. Pas de manière aussi dramatique que les pieds-noirs ou
les Harkis mais quand même un peu », a déclaré Jean-Marie
Boëglin, un ancien « pied-rouge » de 85 ans à un journal
français en 2012, à propos des cérémonies du cinquantenaire de
l’Indépendance à Alger.
En
conclusion, on ne peut que remercier l'auteure d'être venue jusqu'à
Béziers présenter, à l'invitation de M. Soria, professeur
d'Histoire en CPGE, un pan méconnu de l'histoire de l'indépendance
de l'Algérie, et surtout une leçon d'humanisme et d'entraide entre
des peuples que tout séparait.