mercredi 26 mai 2021

Café virtuel avec C. Ingrao

 L'APHG-LR participe, en la personne de D. Chalabi, à l'organisation d'un café virtuel avec Christian INGRAO à propos de son dernier ouvrage, Le Soleil noir du paroxysme. Les inscriptions se feront via la boîte mail de la régionale : aphg.languedoc@gmail.com.



samedi 22 mai 2021

Café virtuel le 8 juin avec R. Branche

 Dalila Chalabi coanimera, avec un collègue de l'APHG de Nice, une café histoire en visioconférence le 8 juin à 20 heures. L'invitée est Raphaëlle BRANCHE, que l'on ne présente plus, à propos de la sortie de son dernier ouvrage "Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?". Tous les renseignements pour y participer se trouvent sur le visuel ci-dessous.



vendredi 7 mai 2021

Café virtuel de l'APHG

 Notre collègue Dalila Chalabi co-animera avec François Da Rocha Carneiro un prochain café virtuel de l'APHG, dont l'invitée sera Catherine Wihtol de Wenden, la spécialiste bien connue des migrations internationales, que nous avions eu le plaisir de recevoir il y a quelques années à Béziers.

Ce café virtuel est programmé le 1er juin à 18 h 30.

Pour vous inscrire, vous pouvez recopier l'adresse suivante dans votre navigateur : inscriptionsaphg@gmail.com 

(N’oubliez pas de préciser nom, prénom ainsi que votre établissement lors de l’inscription…Merci !)

 


 

lundi 3 mai 2021

Le Soleil noir du paroxysme de Christian Ingrao, vu par notre collègue D. Chalabi

 Christian Ingrao, historien, directeur de recherche au CNRS et enseignant à l’IEP de Paris, a conduit des travaux portant sur le nazisme et les violences de guerre aux XXe et XXIe siècles. Il est l’auteur de nombreux ouvrages axés sur l’histoire culturelle du militantisme nazi, Les Chasseurs noirs : la brigade Dirlewanger, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, La Promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide 1939-1943, sans oublier Les urgences d’un historien dans lequel il décrit son parcours d’historien et ses travaux de recherche. Son dernier ouvrage, Le Soleil noir du paroxysme : Nazisme, violence de guerre, temps présent, paru aux éditions Odile Jacob, nous invite à regarder autrement le nazisme et les violences de guerre aux XXe et XXIe siècles et à découvrir de nouvelles perspectives pour l’histoire du temps présent. Sa structure originale présente à la fois un point d’étape suite à vingt années d’enquête sur le nazisme et la violence de guerre, et dresse un plan de recherche qui esquisse un renouvellement de l’histoire du temps présent. Il s’agit pour Christian Ingrao d’adopter une posture réflexive sur le métier d’historien, sur les démarches et les outils du champ historique, et d’appréhender l’évolution de la réflexion sur l’histoire sociale contemporaine. D’ailleurs, il évoque un ouvrage qui évolue durant toute sa rédaction par un « sentiment d’absence de rive ou de quai », comme si l’historien se cherchait, et cherchait à comprendre l’évolution de l’histoire du temps présent, dont la visée est d’explorer « les possibles individuels et collectifs d’une histoire du nazisme, de la violence de guerre et du temps présent ». Quelles démarches et quels concepts mobiliser afin d’analyser le passé pour mieux comprendre le présent ?
Un ouvrage remarquable qui permet de saisir des objets historiques en mutation et en même temps d’orienter le regard vers le futur, vers l’histoire de demain.

Par Dalila Chalabi.

Le livre est composé de six chapitres dont le fil conducteur est le travail d’enquête de l’historien, à partir du concept de paroxysme, à la source d’un renouvellement des outils et des concepts issus notamment de l’anthropologie structurale.
Christian Ingrao introduit son ouvrage par l’explicitation du choix d’une démarche « exploratoire » qui rend compte d’une analyse rétrospective de la recherche et d’une mise à distance nécessaire à la construction de l’histoire de demain. Il insiste sur le caractère incomplet des résultats de vingt années d’enquête sur la violence nazie et réfléchit à une suite en termes de paroxysme. L’auteur évoque les motivations qui l’ont conduit à rédiger cet ouvrage. Le besoin d’accéder à une étape supplémentaire dans l’écriture de l’histoire du temps présent est perceptible, mais aussi, ce sentiment d’« incomplétude » pousse l’historien à explorer de nouveaux horizons scientifiques. Par ailleurs, il souligne les exigences d’une expérience de recherche singulière, le nécessaire décentrement afin d’analyser les perspectives et les limites de la pratique des historiens contemporains. Inventorier des outils, des concepts, explorer de nouvelles approches sur des objets concrets, tel est le dessein de cet ouvrage.
Dans un premier chapitre en forme de rappel, l’auteur offre une analyse riche du parcours de jeunes intellectuels SS, comme celui de Hermann Behrends, en mettant l’accent sur l’importance de la germanité et de l’espérance d’une nouvelle société. L’histoire du nazisme est ainsi appréhendée comme un système de croyances. Christian Ingrao nous fait part d’une première enquête sur l’étude des discours et des pratiques nazies, dont les résultats caractérisent le nazisme comme un « système culturel prenant en charge une angoisse née durant la Première Guerre mondiale », et comme la promesse de la fondation d’un empire millénaire, ce qui suscite ferveur et attente auprès des populations germaniques. Il insiste sur l’idée que le nazisme doit être inséré dans l’histoire longue de la violence du premier XXe siècle. Par ailleurs, l’historien explore les rhétoriques mobilisées afin de construire le consensus génocidaire. Il met l’accent sur le combat pour l’existence du peuple allemand, sur le combat des Germains contre les Slaves. Le caractère racial de la guerre totale comme en Ukraine est mis en évidence. Pour ce faire, il s’appuie sur le parcours de cadres des Einsatzgruppen tels que Bruno Müller pour affirmer la volonté nazie de créer une société harmonieuse par la sélection des populations. Aussi, l’auteur met en lumière, à partir de nombreux rapports des Einsatzgruppen, les pratiques de violence et la mise en œuvre des politiques d’occupation et de germanisation en Europe de l’Est. Il souligne le processus de « domestication » des communautés juives dans les camps de travail, qui sont parquées, marquées et mises au travail. La violence est démonstrative et s’agence à très grande échelle, et à ce titre, il évoque des dizaines de milliers de villages en Biélorussie qui ont connu le destin tragique d’Oradour entre juin 1941 et juin 1944.

Il ouvre le second chapitre avec une « expérience de pensée » dans laquelle l’historien fait un parallèle entre la physique quantique et l’écriture historique. La finalité de cette expérience est un changement de regard, un décentrement pour appréhender les objets de l’historien comme des objets quantiques. L’auteur évoque la notion de « superposition d’états », à partir de la définition du physicien Paul Dirac qui présente un état comme la résultante de plusieurs états superposés. Il s’appuie sur l’historiographie de la Grande Guerre pour analyser les représentations de cette guerre et donc explorer la pluralité des états. Pour l’historien, la physique quantique permet d’avoir un autre angle. En citant Henri Barbusse, il montre que le socialisme pacifiste se superpose à l’engagement volontaire. Christian Ingrao s’interroge sur la démarche de l’historien puisque ce parallèle permet d’explorer des possibles en histoire, et de prendre en compte la complexité des objets historiques. Pour lui, il est intéressant d’accepter « la dimension métaquantique » des objets d’histoire. Il poursuit brillamment sa réflexion en faisant un parallèle entre l’opération de mesure des grandeurs et les traces de l’historien, à partir du concept de « matrice » qui explore les dynamiques possibles d’un système. Pour l’historien, ensuite, le caractère sériel de l’information peut constituer un point de convergence entre la mesure historienne et celle de la physique quantique. L’avancée de la recherche et l’accès aux archives locales permettent, dans le cas du nazisme, de saisir une évolution des représentations sociales et de comprendre avec plus de finesse les pratiques génocidaires. Christian Ingrao cite Henry Rousso qui mentionne une histoire du temps présent marquée par « l’inachevé ». Par ailleurs, l’historien met l’accent sur les difficultés de documenter (mesurer) simultanément l’expérience de plusieurs protagonistes, et nous éclaire en se référant aux travaux de Ludivine Bantigny sur Mai 1968. Il dénote, en mobilisant le concept « d’intrication », les nombreuses interrogations des historiens sur les relations entre les institutions de sécurité du IIIe Reich, celles gérant le système carcéral nazi et le Commissariat du Reich. Quelle est la nature exacte de leurs relations ? Difficile à dire…Regarder autrement certains objets de l’historien, un objectif atteint par ce second chapitre.

Le troisième chapitre est axé sur les perspectives et les limites de la pratique des historiens du monde contemporain. L’historien adopte une démarche d’enquête sur une période comprise entre 1974 et 1996, pour questionner, interroger les courants historiographiques européens et en mesurer l’appropriation par les historiens du social français. Il souligne l’importance des travaux de E.P Thompson dans le renouvellement de l’histoire sociale européenne. La question de la collaboration entre les historiens et les anthropologues est primordiale, visible essentiellement en Italie, en République Fédérale Allemande. Il s’agit d’une véritable réflexion en renouveau autour de la question des sources et de la pratique archivistique. Par ailleurs, Christian Ingrao insiste sur l’idée, mobilisée par Thompson et de nombreux historiens à sa suite, de rendre la parole aux classes populaires, d’« écrire l’Histoire des silencieux ». Il cite les microhistoriens italiens qui se sont interrogés sur la reconstruction historienne des parcours des individus et des groupes sociaux. Nous le comprenons bien, le principal objet est l’expérience humaine. Ce mouvement européen structuré autour de trois courants, le History Workshop, l’Alltagsgeschichte, la Microstoria, pratiquant une histoire sociale de l’expérience des individus et des groupes sociaux, marque un tournant dans la démarche historienne. Le courant dont s’imprègnent le plus volontiers les historiens français est celui de la microstoria, à travers les échanges entre les universités italiennes et les laboratoires de l’EHESS, dont les plus illustres historiens sont Carlo Ginzburg et Giovanni Levi. Aussi, l’enquête de l’historien révèle que le courant allemand ne laisse ses empreintes en France que vingt cinq ans après sa fondation. Quant au courant britannique fondé par Raphaël Samuel, sa diffusion a été très limitée en France.
À la suite de ce constat, l’historien déplore une pratique historienne française qui choisit plus ou moins consciemment de se tenir éloignée des concepts dégagés par les historiens européens. Il évoque Gérard Noiriel qui contribue au renouvellement de l’histoire sociale, par sa thèse sur les ouvriers sidérurgistes en Lorraine notamment, marqué par des influences françaises - Pierre Bourdieu - et par le sociologue allemand Max Weber, à distance de l’évolution du reste de l’Europe. Christian Ingrao achève cette partie en dépeignant l’Institut d’Histoire du Temps Présent comme lieu de dialogue possible avec ces historiographies européennes et d’échanges entre les historiens et les praticiens des sciences sociales-anthropologues, psychanalystes, sociologues- ; comme lieu de l’enquête et du débat autour de l’étude de la violence de guerre.

Dans le quatrième chapitre, l’historien dresse une cartographie des outils d’analyse du paroxysme et du « vivre-ensemble ». Il définit le paroxysme comme une expérience, basée sur le silence, produisant de l’effroi, mettant ainsi l’accent sur l’importance des sources non-verbales. Pratiquer une histoire de l’expérience à partir des outils issus de l’histoire sociale, de l’anthropologie et de la psychanalyse, essentiel afin d’aborder l’histoire du temps présent ! Peut-on faire une histoire totale du paroxysme ? Tel est le défi qu’esquisse Christian Ingrao qui nous précise que l’essence même du paroxysme serait la non-verbalisation ou la sous-verbalisation par les acteurs. Il cite l’historien Alain Corbin dont les mots sont explicites « quand on souffre trop, on cesse de parler » …Il s’agit pour l’auteur d’identifier les formes les moins verbalisées d’énonciation d’expériences, de dégager des outils pour contextualiser le paroxysme et le vivre-ensemble – concepts, par exemple, de brutalisation, de virtualisation et de dyscivilisation-, et d’analyser la singularité de chaque objet.
Comment traiter le réel ? Christian Ingrao s’inspire de la pensée de Françoise Héritier dans le domaine de l’anthropologie structurale. Il met en lumière l’idée de « l’entre-soi » à travers l’exemple de l’exécution de la peine de mort dans les territoires occupés par les Allemands entre 1941 et 1945. Les textes règlementaires inhérents aux procédures d’exécution sont la marque d’un entre-soi racialisé. Par ailleurs, l’historien explore d’autres outils, en se référant aux travaux d’Alphonse Dupront, qui placent les acteurs et leurs croyances au centre de l’enquête. Les émotions sont ainsi objectivées, comme nous le montrent les écrits de Denis Crouzet sur la France de 1520 à 1610 et ceux de Raphaëlle Branche sur la torture en Algérie.
Christian Ingrao questionne les marges temporelles du paroxysme en s’appuyant sur l’histoire des Einsatzgruppen. Le témoignage d’un jeune officier de police Walter Mattner sur les massacres en Biélorussie en 1941 est révélateur du basculement opéré dans la gestuelle meurtrière, marque de l’angoisse de la disparition collective. Aussi, l’historien s’interroge sur les liens entre l’entre-soi et le paroxysme. Celui-ci est un opérateur de l’entre-soi, comme la norme raciale pour les nazis en ce qui concerne la peine de mort. L’entre-soi produit d’autres paroxysmes comme celui de l’émotion. Finalement, l’histoire sociale analyse l’expérience et les émotions des acteurs individuels et collectifs.

Le cinquième chapitre offre une analyse riche du suicide comme objet d’histoire afin de traiter la sortie de guerre durant la Seconde Guerre mondiale. En effet, Christian Ingrao précise que cet objet fait traditionnellement partie de la recherche sociologique et que les sources demeurent éparses, malgré des travaux récents. L’intérêt de cette étude est d’analyser la place de cette violence pour sortir de la guerre. Pour ce faire, l’auteur étudie les cas allemand et japonais et distingue deux types de suicides : le suicide combattant et le suicide civil. Le cas de l’Allemagne en 1945 montre le choix des Allemands de défendre jusqu’à la mort leur territoire envahi par les Soviétiques, plutôt que de reculer. L’historien explique ce choix par l’internalisation par les soldats allemands des discours anxiogènes de leur environnement. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un suicide mais d’une attitude de résistance amplifiée jusqu’à la dernière extrémité. Dans le cas japonais, l’auteur expose une pulsion suicidaire collective en temps de guerre sur l’île de Saipan, portée notamment par l’angoisse des civils japonais de l’atteinte à la filiation, en référence à la croyance de la dévoration des enfants par les GI…
L’historien explore des itinéraires suicidaires, qui lui permettent de démontrer que ces suicides, dans le cas allemand, concernent surtout des militants et d’anciens combattants de la Grande Guerre. Le suicide est une sortie de guerre militaire suscité par un système de représentations intériorisées par les populations. Le suicide de Hermann Goering est un moyen pour lui de conserver son identité de soldat, contrairement à celui de Robert Ley, ancien chef du Front du travail, qui est provoqué par un sentiment de culpabilité. Christian Ingrao en déduit que l’expérience de guerre totale a généré chez les vaincus une pulsion suicidaire qui reflète l’impossibilité de reconnaître la défaite. La principale raison de cette pulsion suicidaire n’est pas la sortie de guerre mais l’incapacité de trouver un salut collectif.

Le sixième chapitre traite d’un nouvel objet, l’urgentisme, qui constitue un nouveau champ pour l’historien afin d’analyser le paroxysme au début du XXIe siècle. Il s’agit d’un véritable travail d’enquête qui s’engage à partir d’une pluralité de sources scientifiques et médicales. Il définit l’urgentisme comme un « ensemble des disciplines, des savoirs, des dispositifs médicaux, délimitant une activité socialement identifiée ». Enquêter sur le paroxysme urgentiste avec le regard d’historien du temps présent ! Christian Ingrao commence par situer les dispositifs de l’urgentisme. La médecine d’urgence date de la Grande Guerre, comme le souligne Sophie Delaporte qui analyse la mise au point de procédures par les médecins du front pour assurer la survie des blessés. Afin de saisir le paroxysme au travers de l’urgentisme, l’auteur dégage des principes essentiels comme celui de la nécessité de sélectionner les patients selon des degrés de gravité, puis de les stabiliser. Les dispositifs de prise en charge des blessés- SMUR (sections mobiles d’urgence et de réanimation) et SAUV (salle d’accueil des urgences vitales) - représentent un véritable objet pour appréhender l’expérience des acteurs des unités d’urgence. Selon l’historien, l’expérience paroxystique constitue l’irruption de « l’accidence » dans l’ordinaire. D’ailleurs, à partir de ces principes et de ces concepts, il analyse l’expérience de ces dispositifs et des hommes durant les attentats de novembre 2015.
Christian Ingrao s’attache à étudier le contexte interne dans lequel évoluent les acteurs du système urgentiste face aux attentats de novembre 2015. Les retours d’expérience des institutions et les témoignages des personnels médicaux dénotent de l’efficacité du Plan Blanc. L’historien souligne que les témoignages des personnels soignants, des médecins et des policiers, sont une source capitale sur l’expérience des acteurs. En effet, explorer la contextualisation et la sidération des victimes, permet de comprendre le rôle de régulation du paroxysme joué par les dispositifs urgentistes. Cette partie s’achève sur les résultats de cette enquête qui met en lumière l’urgentisme en tant qu’objet scientifique. Des dispositifs urgentistes qui ont dû faire face à l’irruption du paroxysme, habituellement réservé au contexte guerrier.
Il conclut cet ouvrage en rappelant l’enjeu initial de son enquête, qui consiste à « esquisser les contours de l’avenir d’une histoire du temps présent ». L’historien décline son bilan autour de trois axes majeurs : ce qu’il retient de cette enquête, les incertitudes, et les enjeux d’une histoire du temps présent renouvelée.
Quel est l’avenir du paroxysme et des histoires du temps présent ? L’historien ouvre de nouvelles perspectives à l’histoire du temps présent, une histoire, qui selon lui, « met en jeu les corps, les âmes et les sociétés entières ». A ce titre, l’analyse de l’urgentisme lui a permis d’appréhender un dispositif cognitif et spatial de confinement du paroxysme. Enfin, le projet de recherche qu’il mène depuis quelques années « 1979, les migrations de l’espérance » pour écrire une histoire de l’entrée en crise des Etats, des groupes sociaux et de leurs croyances. De nouveaux objets se dégagent, les violences d’Etat et les formes d’attentats terroristes. Vaste programme !

Enfin, Christian Ingrao nous offre une postface intitulée « à l’épreuve du pandémique ». Il nous rappelle l’importance des outils importés notamment issus de l’anthropologie structurale, contribuant à analyser le nazisme comme « une croyance saturant le monde d’un déterminisme racial et comme un système culturel de désangoissement ». Aussi, le renouvellement des notions et des concepts depuis les années 1990 sur les études axées sur les conflits mondiaux fait émerger de multiples questionnements liés au trauma et à la mort de masse. L’auteur souligne que le travail conduit sur l’urgentisme et les attentats de novembre 2015 ont mis en évidence la dégradation des dispositifs hospitaliers. Le paroxysme suscite donc de nouveaux questionnements…
Christian Ingrao teste des outils d’analyse et propose une grille de lecture innovante, son ouvrage fait écho aux questionnements sur la violence de guerre et sur les acteurs du génocide des juifs en Europe centrale et de l’Est. Le programme d’enseignement d’histoire de Troisième, ainsi que celui du tronc commun de Terminale générale, invitent chaque enseignant à réfléchir aux caractéristiques du régime nazi, à son idéologie, aux formes et aux degrés d’adhésion, et à l’usage de la violence. Un ouvrage qui constitue un véritable outil de réflexion et de travail pour aborder ces questions essentielles.

© Dalila Chalabi pour Historiens & Géographes, 30/04/2021. Tous droits réservés.



Soleil noir du paroxysme | Éditions Odile Jacob

dimanche 2 mai 2021

Lecture et enseignement de la Shoah : Sortir de l'ère victimaire, de I. Roder

 

Iannis RODER, Sortir de l’ère victimaire, pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Odile Jacob, Paris 2020, 214 pages.

 

Comment enseigner la Shoah en 2020, devant des classes où les propos antisémites, sur fond d'obscurantisme religieux, ne sont  malheureusement devenus que trop fréquents ? C’est la question à laquelle tente de répondre ce petit livre, publié en janvier 2020, écrit par un enseignant de terrain travaillant en Seine-Saint-Denis, qui avait précédemment fourni une contribution aux Territoires perdus de la République, avec Barbara Lefebvre, dont la publication date, rappelons-le, de 2002. Si le sujet n'est pas le même, on ne peut s'empêcher de faire le lien avec la situation qui a débouché sur l'assassinat de Samuel Paty en octobre dernier n'est donc en rien nouvelle, faut-il le redire. A coup sûr, avec le meurtre d'un enseignant, elle a franchi un nouveau cap. Intéressé par la difficulté de la transmission de la question du génocide des juifs, Roder est également devenu responsable des formations au Mémorial de la Shoah.

Ce livre part d’un constat, terrible, implacable et désolant : l’antisémitisme le plus violent, le plus abject et le plus haineux s’exprime à nouveau ouvertement, en particulier chez des jeunes issus de l’immigration maghrébine ou plus généralement africaine. Exacerbée par le conflit israélo-arabe, la haine des juifs n’y est de toute évidence pas exceptionnelle. Rappelons, par exemple, que Les Protocoles des Sages de Sion sont régulièrement réédités dans le monde arabe et y font l’objet d’adaptations télévisuelles. Les actes antisémites ont explosé depuis le tournant des années 2000, et vont maintenant jusqu’au meurtre. Et ceci alors même qu’une place importante à la question de la Shoah a été donnée dans l’enseignement depuis la fin des années 1980, justement pour éviter le retour de cette situation. Le « plus jamais ça » était supposé protéger la société en servant de vaccin à l’antisémitisme. Force est de constater que c’est un échec, sans doute pas lié à l’école, mais qu’elle n’a en tout cas pas pu endiguer suffisamment. Elle n’a pas pu l’endiguer car elle a recommandé l’utilisation d’un discours doloriste et victimaire centré sur « le devoir de mémoire ». Les effets négatifs ont été immédiats : ce discours est devenu le maître-étalon pour mesurer la qualification de victime, déjà mis en avant, un peu curieusement, pour évoquer les soldats de la Première Guerre mondiale. Toute personne ou tout groupe s’estimant menacé ou maltraité a mesuré son malheur supposé à l’aune de la Shoah, provoquant une dilution de son sens, jusqu’à parfois la retourner contre les juifs à propos de la Palestine.  Là comme ailleurs, les propos de l’auteur sonnent juste lorsqu’il parle d’un fonctionnement « lacrimal » pour dire que l’émotion a été plus recherchée que la compréhension, alors qu’elle est, par nature, volatile et relative aux individus. Son enseignement dans le cadre de concepts permettant la comparaison, comme le totalitarisme, a encore plus brouillé les repères dans un temps où les théories du complot, souvent plus ou moins antisémites, fleurissent sur le net.

La réponse à cet échec passe, selon lui, et on ne peut qu’y souscrire, par un surcroît d’Histoire, par une Histoire attentive aux mots et aux acteurs de cette tragédie, par une Histoire qui contextualise sans cesse. Il note avec raison que les communautés juives et le judaïsme restent très mal connus, alors que la grande pauvreté de la plupart des juifs de Pologne ou d’Ukraine permet de contredire le stéréotype du juif riche. Surtout, il insiste sur la connaissance des assassins. Réfutant les théories de Milgram ou de Browning, il montre la place centrale de l’idéologie, ou plutôt de la haine raciale des nazis, jusque dans le parcours d’un Eichmann, qui, comme le rappelle Cesarini, se vantait en Argentine d’avoir contribué à l’extermination d’un peuple, bien loin de sa stratégie de défense à Jérusalem. Obsédés par la race, les nazis voyaient les juifs comme une menace majeure pour les Aryens et comme les grands adversaires de la guerre raciale qu’ils livraient. Le témoignage du témoin et la visite à Auschwitz ne sauraient suffire à combattre l’antisémitisme de certains élèves, s’ils ne sont pas solidement encadrés et préparés d’un point de vue scientifique, d’autant que la complexité du cas d’Auschwitz le rend difficile à comprendre.

Au final, I. Roder souligne l’importance du facteur temps dans l’enseignement. On ne peut faire comprendre un phénomène complexe sans y passer du temps, de ce temps si précieux dont nous manquons toujours pour boucler nos programmes. Notre collègue a parfaitement raison, et c’est un combat permanent pour l’APHG. Souhaitons que ce combat soit celui de toute la société, pour remédier aux carences constatées par ce livre.

 

 

Jean-Philippe Coullomb