vendredi 30 juillet 2021

Lecture d'été 2021 - 2 : Les maréchaux de Staline, de Jean Poez et Lasha Otkhmezuri

Jean LOPEZ et Lasha OTKHMEZURI, Les Maréchaux de Staline, Perrin, Paris 2021, 534 pages.

 

Après une biographie de Joukov, suivie d’un ouvrage qui restera comme la somme accessible en langue française sur Barbarossa, Lopez et Otkhmezuri nous offrent ici une étude des maréchaux du Petit Père des Peuples. Après un chapitre introductif, l’ouvrage se compose de dix-sept biographies, une pour chacun des maréchaux, par ordre d’accession au maréchalat. Cela donne une lecture claire et agréable, mais où on se retrouve parfois avec des redites, car ces hommes sont souvent passés par les mêmes étapes ou ont eu des commandements voisins. L’index s’avèrera donc utile pour une lecture transversale de ce livre. Les cartes sur la guerre civile sont les bienvenues, même si quelques autres n’auraient pas été inutiles pour bien des phases de la Grande Guerre Patriotique ou de la Guerre d’Hiver contre la Finlande, sans même parler des opérations contre les Chinois puis les Japonais en Sibérie.

 

Est-il possible de synthétiser les parcours de dix-sept hommes ? Lopez dégage quelques traits communs, comme le rôle fondamental de la guerre civile, à laquelle tous ont participé, et de grandes vagues de promotion dues à des événements particuliers : 1935, en plein réarmement massif de l’URSS face aux tensions qui montent en Europe, 1940, pour redorer le blason d’une armée terni par la piteuse guerre d’Hiver contre la Finlande, et puis toute la phalange de ceux sortis de l’ordalie géante que fut la Grande Guerre Patriotique.

Le lecteur, lui, ne peut qu’en retirer quelques éléments. D’abord, au plan humain, on reste saisi par cette galerie de personnages, et disons-le, de gueules parfois bien patibulaires. Le niveau de formation avant le passage à l’armée de la plupart d’entre eux se monte à trois ou quatre années d’école élémentaire. Toukhatchevski mis à part, on est loin du niveau culturel des généraux allemands, anglais ou même américains de la même, époque. Le cas le plus extrême est celui de Koulik, homme véritablement obtus, envoyé en Espagne pendant la guerre civile et qui finit surnommé « no-no-no » par ses collègues car c’est le seul mot qu’il y apprend. Plusieurs d’entre eux sont brutaux : Joukov insulte et menace pistolet au poing ses subordonnés, se brouillant souvent avec eux, Koniev les frappe à coups de bâton. Les méthodes avec la troupe sont à l’avenant. Très rares sont ceux mieux éduqués et plus raffinés, tels Chapochnikov, qui passe pour un ovni au milieu de ses collègues.

Le féru d’histoire militaire retiendra la place réelle de l’armée du tsar. Souvent ignorée ou méprisée en France à cause de Tannenberg et de l’effondrement de 1917, elle semble mériter bien mieux que les visions caricaturales qui circulent sur elle. On sait y promouvoir des hommes compétents, et l’articulation des dispositifs soviétiques en « Front » (c’est-à-dire en secteurs tenus par des groupes d’armées) en vient, avec une structuration de l’action militaire dans la profondeur dans des régions où les combats ont été moins statiques que sur le front franco-allemand. La guerre civile et la guerre contre la Pologne lancent Toukhatchevski et ses manœuvres audacieuses loin dans les lignes adverses. L’Armée Rouge qui livre ces affrontements investit énormément dans la formation de ses cadres. C’est dans les états-majors et les écoles du début des années 30 que toute une génération de chefs se forme à la théorie de l’art opératif. Le rôle de Toukhatchevski est ainsi énorme dans la modernisation de l’armée et de l’industrie qui la soutient. C’est lui, qui, par exemple, est à l’origine d’un système d’usines à usage dual, civil ou militaire en fonction des besoins. Mais la maîtrise pratique de cet art opératif suppose un énorme effort pour contrôler et coordonner des troupes différentes sur une vaste échelle, et l’Armée Rouge n’en devient capable progressivement qu’à partir de la fin de 1942 au mieux, et plutôt de 1943, devant un adversaire qui a de plus en plus de mal à combler ses pertes. Encore des erreurs perdurent-elles pratiquement jusqu’au bout. Mais c’est cette machine de guerre devenue formidable qui anéantit l’armée japonaise du Kwantung à l’été 1945, avec finalement assez peu de pertes.

Enfin, il y a la dimension proprement soviétique de ces histoires d’hommes. On découvre un système où les débats militaires peuvent être à la fois vifs et publics jusqu’au tout début des années 1930.  Les Grandes Purges arrivent sur le corps des officiers supérieurs avec une brutalité et des méthodes que l’on n’imagine pas. La torture et la peur brisent les hommes et les fait se dénoncer les uns les autres. Le NKVD a ainsi des dossiers sur tous les officiers supérieurs, y compris ceux qui ne sont pas inquiétés. Interné plus de dix-huit mois, Rokossovski perd toutes ses dents de devant sous les coups, et il ne doit la vie sauve qu’à un procès qui traîne trop, le faisant durer au-delà du temps de la purge. Cette terreur peut disparaître aussi soudainement qu’elle est apparue. A peine sorti de la Loubianka, Rokossovski est réintégré à son poste. Meretskov, arrêté au moment de l’attaque allemande,  est battu et humilié pendant tout l’été 1941 avant de se voir attribuer une mission d’inspection. Staline terrorise littéralement ces hommes, pourtant de rudes militaires. L’entrevue avec lui est une épreuve redoutée. Sa haine contre Toukhatchevski amène l’élimination de toute sa famille. En octobre 1941, il trouve même le temps d’ordonner l’exécution de sa veuve. Dans ces conditions, beaucoup d’officiers supérieurs obéissent à des ordres parfois ineptes car ils savent que seuls des échecs avec des pertes terribles amèneront à un changement dans les consignes. Dans la deuxième moitié de la guerre, quand il laisse à ses grands capitaines davantage d’autonomie, il fait tout son possible pour les brouiller entre eux, en particulier Koniev et Joukov. Ce sont ces hommes, récompensés par Staline, qui bâtissent ensuite l’outil militaire de la Guerre Froide, tourné cette fois contre les anciens alliés occidentaux. C’est Malinovski qui est ministre de la Défense au moment de la crise de Cuba, et c’est Sokolovski qui produit la première théorie soviétique rendue publique sur l’emploi du nucléaire en cas de confrontation avec les Américains. Sur ordre de Khrouchtchev, elle n’a d’autre but que d’effrayer les Occidentaux et participe donc d’une stratégie de dissuasion.

L’ouvrage ne comporte pas de conclusion, et on peut le regretter même si on le comprend. On ne peut s’empêcher de penser que c’est à ces hommes, jouets du Vojd, que l’URSS a finalement dû de remporter la victoire sur l’Allemagne nazie. Ce n’est pas le moindre de leurs mérites, même si personne, et d’abord pas leurs homologues allemands n’aurait parié un kopeck sur cette issue.

 

Jean-Philippe Coullomb


 

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