vendredi 20 juillet 2018

Lecture d'été : La révolution abolitionniste d'Olivier GRENOUILLEAU







Olivier GRENOUILLEAU, La révolution abolitionniste, Gallimard, NRF, Paris 2017, 504 pages.


 
O. Grenouilleau nous livrait il y a peu un nouveau travail sur le thème qui lui a apporté la notoriété, l’esclavage, ou plutôt ici sur son avers : la volonté de l’éradiquer. C’est un ouvrage dense et nuancé, passionnant de bout en bout, où la finesse de la réflexion et la hauteur de vue ne sont pas étouffées par un langage boursouflé, comme cela arrive parfois, mais sont au contraire soulignées par la clarté de l’expression.


Le point de départ est issu d’une comparaison : pourquoi le mouvement abolitionniste est-il né dans l’espace atlantique aux XVIIIème et XIXème siècles, jusqu’à devenir une norme internationale globale, adoptée par l’Arabie Saoudite en 1962 par exemple ? On ne peut que constater que si des critiques individuelles ont pu exister auparavant, la plupart des sociétés ont mis au point une casuistique plus ou moins élaborée pour justifier une situation qui a toujours été perçue comme un peu étrange. Les seules exceptions notables se trouvent chez les Druzes, qui ont supprimé l’esclavage dès le XIème siècle, ou encore chez les esséniens, deux communautés initiatiques particulièrement fermées et donc peu connues. L’auteur observe que l’abolition n’a pu apparaître et se développer que dans des Etats  en cours de formation ou de consolidation, et certainement pas dans des théocraties reposant sur le Coran car il justifie l’esclavage.


La question des origines de l’abolitionnisme est dès lors centrale. L’historiographie a longtemps recherché, en vain, la cause absolue. L’action de quelques héros isolés, l’inutilité de l’esclavage à l’âge préindustriel ou encore les révoltes serviles ont été tour à tour évoquées, mais aucune n’est déterminante à elle seule. Bien plus importante semble être l’action patiente et continue d’une internationale quaker, née dans les Treize Colonies anglaises d’Amérique du Nord, qui essaime ensuite en Angleterre, où est fondée la première société abolitionniste en 1787, et trouve des relais sur le continent, par exemple avec Necker et sa famille. Economiquement, l’interdiction de la traite en Angleterre en 1807 vient interrompre brutalement un commerce à son apogée alors que la plus grande rentabilité du travail libre reste pour le moins sujette à caution à ce moment-là. La variété des voies nationales est également flagrante. En France, l’abolitionnisme souffre d’être défendu par Brissot contre Robespierre, malgré la loi de circonstance de février 1794, tandis que la République ne saurait reconnaître une antériorité quelconque à l’action de l’un de ses grands hommes, Victor Schœlcher, et ce d’autant plus que l’anglophobie s’en mêle puisque la pratique de la traite devient un acte de résistance morale après Waterloo.


La pratique de l’abolitionnisme est ensuite évoquée. Révolutionnaire dans son principe, il s’avère réformiste dans ses modalités, et il est largement défendu par ceux que l’auteur appelle des « libéraux conservateurs » comme La Fayette. Le choix, tactique, de commencer par la lutte contre la traite, avant de s’attaquer à l’esclavage directement, est effectué très tôt par la société abolitionniste de Londres, avec l’idée que la fin de la traite amènera progressivement à l’extinction de l’esclavage. L’ « immédiatisme » n’apparaît que dans un second temps, lorsque la situation est mûre pour qu’il soit accepté. En Angleterre, c’est en 1833 que l’abolition de l’esclavage est votée. Ce gradualisme se retrouve par exemple en France, où pas moins de 28 textes législatifs encadrent et limitent de plus en plus l’esclavage entre 1830 et 1848. Les discours qui défendent l’idée d’abolition insistent très fortement sur l’impératif moral, en particulier en France. En Angleterre, le revivalisme religieux a un rôle essentiel car il s’agit pour chacun de mettre en adéquation sa vie personnelle avec les principes évangéliques. Enfin, des campagnes de mobilisation très modernes apparaissent pour la première fois afin d’émouvoir l’opinion. Elles utilisent les images, telles le plan bien connu du navire négrier Brooks, et les témoignages horrifiants, en demandant au public de prendre parti. Les arguments pratiques ne sont pas abandonnés à l’autre camp, et c’est à ce titre que l’on voit se développer une théorie du travail libre, supposé être plus efficace.


Global dans son projet, largement né chez les quakers américains, l’abolitionnisme est porté par des réseaux dont les membres se sentent être des citoyens du monde, et qui multiplient les comparaisons entre des systèmes différents. Le pays où ils réussissent le mieux est aussi celui qui devient la première puissance mondiale au XIXème siècle, l’Angleterre. En pleine guerre d’Indépendance des Etats-Unis, accusés de « tenir en esclavage » les colonies, les Anglais répondent en dénonçant l’esclavage bien réel qui existe chez une partie des Insurgents. Plus largement, face aux Américains puis face à la France révolutionnaire et impériale, l’abolitionnisme devient un moyen de reconstituer le capital moral d’un pays en guerre au nom de la liberté, sans remettre en causes ses structures fondamentales. Dès lors, le Foreign Office intègre à tous les traités internationaux une dimension, au moins morale, de lutte contre la traite, comme par exemple au congrès de Vienne. Le combat contre le commerce des esclaves devient même la première mission d’une Royal Navy dépourvue de concurrent sérieux, et en même temps un argument pour étendre son action sur toutes les mers du monde. Cette politique est si coûteuse qu’elle en est fort critiquée, mais elle reste une constante car ses partisans occupent une position centrale sur l’échiquier politique anglais, et sont à ce titre aux affaires quasiment sans discontinuer. Si des projets de mise en valeur de l’Afrique par des travailleurs libres existent dès la fin du XVIIIème siècle, ce n’est que très tardivement que la lutte contre l’esclavage devient ce qu’il faut bien appeler un prétexte à la colonisation de l’Afrique. L’Eglise catholique, jusque là fort discrète sur la question, en appelle ainsi, par la bouche du cardinal Lavigerie en 1888, à une véritable croisade pour libérer les Noirs de la domination arabe, en grossissant sans limite les chiffres d’une traite musulmane certes alors en expansion. Gallieni, quant à lui, occupe Madagascar et y supprime l’esclavage, mais c’est pour y établir le travail forcé deux mois plus tard. Le cas du Congo belge de Léopold II aboutit à un scandale mondial suite à la découverte de l’affaire des mains coupées.


Complété par un fort utile index des noms propres, cet ouvrage remet donc en cause bien des idées reçues. Il a le double mérite de décentrer le regard du cas français et d'éviter le discours moralisateur et repentant actuellement tellement à la mode. A coup sûr on ne galvaudera pas l’expression de « maître-livre » en l’employant pour ce travail intelligent et informé sur ce qui fut d’abord et avant tout une révolution morale transformée en impératif juridique.


Jean-Philippe Coullomb


 

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