Lecture d'été : La révolution abolitionniste d'Olivier GRENOUILLEAU
Olivier GRENOUILLEAU, La révolution abolitionniste, Gallimard, NRF, Paris 2017, 504
pages.
Le point de départ est
issu d’une comparaison : pourquoi le mouvement abolitionniste est-il né
dans l’espace atlantique aux XVIIIème et XIXème siècles, jusqu’à devenir une
norme internationale globale, adoptée par l’Arabie Saoudite en 1962 par exemple ?
On ne peut que constater que si des critiques individuelles ont pu exister
auparavant, la plupart des sociétés ont mis au point une casuistique plus ou
moins élaborée pour justifier une situation qui a toujours été perçue comme un
peu étrange. Les seules exceptions notables se trouvent chez les Druzes, qui
ont supprimé l’esclavage dès le XIème siècle, ou encore chez les esséniens,
deux communautés initiatiques particulièrement fermées et donc peu connues.
L’auteur observe que l’abolition n’a pu apparaître et se développer que dans
des Etats en cours de formation ou de
consolidation, et certainement pas dans des théocraties reposant sur le Coran
car il justifie l’esclavage.
La question des
origines de l’abolitionnisme est dès lors centrale. L’historiographie a longtemps
recherché, en vain, la cause absolue. L’action de quelques héros isolés,
l’inutilité de l’esclavage à l’âge préindustriel ou encore les révoltes
serviles ont été tour à tour évoquées, mais aucune n’est déterminante à elle
seule. Bien plus importante semble être l’action patiente et continue d’une
internationale quaker, née dans les Treize Colonies anglaises d’Amérique du
Nord, qui essaime ensuite en Angleterre, où est fondée la première société
abolitionniste en 1787, et trouve des relais sur le continent, par exemple avec
Necker et sa famille. Economiquement, l’interdiction de la traite en Angleterre
en 1807 vient interrompre brutalement un commerce à son apogée alors que la
plus grande rentabilité du travail libre reste pour le moins sujette à caution
à ce moment-là. La variété des voies nationales est également flagrante. En
France, l’abolitionnisme souffre d’être défendu par Brissot contre Robespierre,
malgré la loi de circonstance de février 1794, tandis que la République ne
saurait reconnaître une antériorité quelconque à l’action de l’un de ses grands
hommes, Victor Schœlcher, et ce d’autant plus que l’anglophobie s’en mêle
puisque la pratique de la traite devient un acte de résistance morale après
Waterloo.
La pratique de
l’abolitionnisme est ensuite évoquée. Révolutionnaire dans son principe, il
s’avère réformiste dans ses modalités, et il est largement défendu par ceux que
l’auteur appelle des « libéraux conservateurs » comme La Fayette. Le
choix, tactique, de commencer par la lutte contre la traite, avant de
s’attaquer à l’esclavage directement, est effectué très tôt par la société abolitionniste
de Londres, avec l’idée que la fin de la traite amènera progressivement à l’extinction
de l’esclavage. L’ « immédiatisme » n’apparaît que dans un
second temps, lorsque la situation est mûre pour qu’il soit accepté. En
Angleterre, c’est en 1833 que l’abolition de l’esclavage est votée. Ce
gradualisme se retrouve par exemple en France, où pas moins de 28 textes
législatifs encadrent et limitent de plus en plus l’esclavage entre 1830 et
1848. Les discours qui défendent l’idée d’abolition insistent très fortement
sur l’impératif moral, en particulier en France. En Angleterre, le revivalisme
religieux a un rôle essentiel car il s’agit pour chacun de mettre en adéquation
sa vie personnelle avec les principes évangéliques. Enfin, des campagnes de
mobilisation très modernes apparaissent pour la première fois afin d’émouvoir
l’opinion. Elles utilisent les images, telles le plan bien connu du navire
négrier Brooks, et les témoignages
horrifiants, en demandant au public de prendre parti. Les arguments pratiques
ne sont pas abandonnés à l’autre camp, et c’est à ce titre que l’on voit se
développer une théorie du travail libre, supposé être plus efficace.
Global dans son projet,
largement né chez les quakers américains, l’abolitionnisme est porté par des
réseaux dont les membres se sentent être des citoyens du monde, et qui
multiplient les comparaisons entre des systèmes différents. Le pays où ils
réussissent le mieux est aussi celui qui devient la première puissance mondiale
au XIXème siècle, l’Angleterre. En pleine guerre d’Indépendance des Etats-Unis,
accusés de « tenir en esclavage » les colonies, les Anglais répondent
en dénonçant l’esclavage bien réel qui existe chez une partie des Insurgents. Plus largement, face aux
Américains puis face à la France révolutionnaire et impériale, l’abolitionnisme
devient un moyen de reconstituer le capital moral d’un pays en guerre au nom de
la liberté, sans remettre en causes ses structures fondamentales. Dès lors, le Foreign Office intègre à tous les
traités internationaux une dimension, au moins morale, de lutte contre la
traite, comme par exemple au congrès de Vienne. Le combat contre le commerce
des esclaves devient même la première mission d’une Royal Navy dépourvue de concurrent sérieux, et en même temps un
argument pour étendre son action sur toutes les mers du monde. Cette politique
est si coûteuse qu’elle en est fort critiquée, mais elle reste une constante
car ses partisans occupent une position centrale sur l’échiquier politique
anglais, et sont à ce titre aux affaires quasiment sans discontinuer. Si des
projets de mise en valeur de l’Afrique par des travailleurs libres existent dès
la fin du XVIIIème siècle, ce n’est que très tardivement que la lutte contre
l’esclavage devient ce qu’il faut bien appeler un prétexte à la colonisation de
l’Afrique. L’Eglise catholique, jusque là fort discrète sur la question, en appelle
ainsi, par la bouche du cardinal Lavigerie en 1888, à une véritable croisade
pour libérer les Noirs de la domination arabe, en grossissant sans limite les
chiffres d’une traite musulmane certes alors en expansion. Gallieni, quant à
lui, occupe Madagascar et y supprime l’esclavage, mais c’est pour y établir le
travail forcé deux mois plus tard. Le cas du Congo belge de Léopold II aboutit
à un scandale mondial suite à la découverte de l’affaire des mains coupées.
Complété par un fort
utile index des noms propres, cet ouvrage remet donc en cause bien des idées
reçues. Il a le double mérite de décentrer le regard du cas français et
d'éviter le discours moralisateur et repentant actuellement tellement à la
mode. A coup sûr on ne galvaudera pas l’expression de
« maître-livre » en l’employant pour ce travail intelligent et
informé sur ce qui fut d’abord et avant tout une révolution morale transformée
en impératif juridique.
Jean-Philippe Coullomb
Jean-Philippe Coullomb
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire