mercredi 24 octobre 2018

LECTURE D'AUTOMNE A l'OCCASION D'UN CENTENAIRE : LES VAINQUEURS de Michel GOYA











Michel GOYA, Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre, Tallandier, Paris 2018, 348 pages.


Voici un ouvrage qui détonne dans la production récente des historiens sur la Grande Guerre. Il détonne parce qu’il marque un retour à une version somme toute très traditionnelle de l’histoire de ce conflit. L’accent mis sur l’expérience combattante, souvent teintée plus ou moins fortement d’une sorte de ce que l’on ne peut qu’appeler un « dolorisme de tranchée », à forte consonance pacifiste et antimilitariste, n’a guère sa place ici. Alors on peut observer que Michel Goya est un ancien colonel, qu’il s’agit d’un ouvrage plutôt grand public, et que tout ceci est finalement de peu d’intérêt pour un enseignant d’Histoire-Géographie, désormais éloigné par définition du « roman national » et de l’Histoire-bataille. Ce serait d’abord oublier que Michel Goya a déjà signé avec La Chair et l’acier un bel ouvrage sur l’armée française du début du conflit, et qu’avec celui-ci il retrouve son objet d’étude quatre ans plus tard. Ce faisant, et en mettant en parallèle les deux, il montre bien comment cette guerre fut aussi, au plan militaire, le basculement du monde du XIXème à celui du XXème siècle. Ce serait oublier, aussi, que les militaires peuvent avoir des choses à dire sur ce qui reste fondamentalement un événement de nature militaire, justement. On peut enfin se demander si le discours historien n’a pas fini par brouiller les repères en définissant les soldats comme des victimes, nourrissant ces attitudes victimaires qui sont aujourd’hui une des plaies de la société française. A l’arrivée, on a ces innombrables documentaires, films, bandes dessinées, qui finissent par réduire les combattants de 14-18 à l’état d’un troupeau affamé et violenté par des officiers sadiques pour une cause nationale que la construction européenne a fini par vider de son sens. Est-ce leur rendre justice ? Il est permis d’en douter.


Le livre de Goya est donc l’occasion de remettre quelques pendules à l’heure. D’abord, l’effort français pour nourrir, équiper et armer d’engins toujours plus sophistiqués ces masses invraisemblables d’hommes, que les historiens des années 1950 ou 1960 connaissaient bien encore, est rappelé avec force. Bien souvent, en septembre 1918, c’est avec des armes lourdes françaises que les divisions américaines peuvent monter des offensives, armes prélevées parfois, avec leurs servants, sur les unités françaises voisines. Les Britanniques ne tiennent face aux offensives allemandes extrêmement violentes du printemps 18 qu’avec l’appui des Français, qui envoient latéralement leurs réserves colmater la brèche. Loin de l’historiographie anglo-saxonne aujourd’hui dominante sur les conflits mondiaux, on se retrouve donc avec une armée française littéralement au four et au moulin en cette dernière année de guerre. Si la 6ème armée française est écrasée lors de l’offensive allemande du 27 mai, ce sont les troupes de la République avec leurs chars qui contre-attaquent sur le Matz en juin, puis de façon bien plus importante en juillet après l’échec du Friedensturm allemand du 15 juillet. Ce faisant, elles récupèrent une initiative qu’elles ne perdent plus jusqu’à la fin du conflit, enchaînant les attaques et repoussant une armée allemande à bout de souffle. C’est Foch qui insiste alors pour attaquer, contre l’avis de Pétain, car il sent que l’armée impériale n’en peut plus. Les événements lui donnent raison. Lorsque l’armistice est signé, l’armée française prépare une nouvelle attaque en Lorraine avec l’appui des Américains pour le 14 novembre. Programmée avec 26 divisions et des appuis conséquents, on ne voit pas comment les quelques unités territoriales allemandes déployées en face auraient pu l’arrêter alors que les réserves allemandes ont fondu à pratiquement zéro et que peut-être un million de soldats allemands sont portés déserteurs. Ce sont encore les Français, avec les Serbes, qui donnent le coup de grâce à la Bulgarie par l’offensive du 14 septembre dans la vallée du Vardar. Les efforts de Ludendorff pour dédouaner son armée et lui-même de toute responsabilité dans la défaite passent dès lors pour ce qu’ils sont : des palinodies qui seraient risibles si elles n’avaient pas eu des conséquences politiques aussi gravissimes en participant de la montée du nazisme.


Devenue la première armée au monde en 1918, l’armée française voit ensuite sa supériorité disparaître dans l’euphorie de la victoire puis les difficultés économiques. Au plan organisationnel, elle devient armée à service militaire court qui ne sert plus que de cadre de mobilisation, avec un entraînement dramatiquement insuffisant. Au plan intellectuel, penser devient une atteinte à la discipline alors que c’était une qualité pour survivre puis gagner la guerre. Au plan matériel, elle vit sur les stocks de guerre avant d’engloutir toutes les ressources disponibles dans la ligne Maginot jusqu’aux efforts tardifs de réarmement à partir du gouvernement du Front Populaire. Redoutablement efficace en 1918, elle est devenue incapable de monter une offensive lors des manœuvres de 1937. L’ouvrage de Goya a le mérite de rappeler que l’Histoire n’est jamais écrite tant que l’on se donne les moyens d’influer sur son cours, et que toutes les « bonnes raisons », budgétaires notamment, justifiant la démission de la volonté, se payent tôt ou tard.


Jean-Philippe Coullomb





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