dimanche 2 mai 2021

Lecture et enseignement de la Shoah : Sortir de l'ère victimaire, de I. Roder

 

Iannis RODER, Sortir de l’ère victimaire, pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Odile Jacob, Paris 2020, 214 pages.

 

Comment enseigner la Shoah en 2020, devant des classes où les propos antisémites, sur fond d'obscurantisme religieux, ne sont  malheureusement devenus que trop fréquents ? C’est la question à laquelle tente de répondre ce petit livre, publié en janvier 2020, écrit par un enseignant de terrain travaillant en Seine-Saint-Denis, qui avait précédemment fourni une contribution aux Territoires perdus de la République, avec Barbara Lefebvre, dont la publication date, rappelons-le, de 2002. Si le sujet n'est pas le même, on ne peut s'empêcher de faire le lien avec la situation qui a débouché sur l'assassinat de Samuel Paty en octobre dernier n'est donc en rien nouvelle, faut-il le redire. A coup sûr, avec le meurtre d'un enseignant, elle a franchi un nouveau cap. Intéressé par la difficulté de la transmission de la question du génocide des juifs, Roder est également devenu responsable des formations au Mémorial de la Shoah.

Ce livre part d’un constat, terrible, implacable et désolant : l’antisémitisme le plus violent, le plus abject et le plus haineux s’exprime à nouveau ouvertement, en particulier chez des jeunes issus de l’immigration maghrébine ou plus généralement africaine. Exacerbée par le conflit israélo-arabe, la haine des juifs n’y est de toute évidence pas exceptionnelle. Rappelons, par exemple, que Les Protocoles des Sages de Sion sont régulièrement réédités dans le monde arabe et y font l’objet d’adaptations télévisuelles. Les actes antisémites ont explosé depuis le tournant des années 2000, et vont maintenant jusqu’au meurtre. Et ceci alors même qu’une place importante à la question de la Shoah a été donnée dans l’enseignement depuis la fin des années 1980, justement pour éviter le retour de cette situation. Le « plus jamais ça » était supposé protéger la société en servant de vaccin à l’antisémitisme. Force est de constater que c’est un échec, sans doute pas lié à l’école, mais qu’elle n’a en tout cas pas pu endiguer suffisamment. Elle n’a pas pu l’endiguer car elle a recommandé l’utilisation d’un discours doloriste et victimaire centré sur « le devoir de mémoire ». Les effets négatifs ont été immédiats : ce discours est devenu le maître-étalon pour mesurer la qualification de victime, déjà mis en avant, un peu curieusement, pour évoquer les soldats de la Première Guerre mondiale. Toute personne ou tout groupe s’estimant menacé ou maltraité a mesuré son malheur supposé à l’aune de la Shoah, provoquant une dilution de son sens, jusqu’à parfois la retourner contre les juifs à propos de la Palestine.  Là comme ailleurs, les propos de l’auteur sonnent juste lorsqu’il parle d’un fonctionnement « lacrimal » pour dire que l’émotion a été plus recherchée que la compréhension, alors qu’elle est, par nature, volatile et relative aux individus. Son enseignement dans le cadre de concepts permettant la comparaison, comme le totalitarisme, a encore plus brouillé les repères dans un temps où les théories du complot, souvent plus ou moins antisémites, fleurissent sur le net.

La réponse à cet échec passe, selon lui, et on ne peut qu’y souscrire, par un surcroît d’Histoire, par une Histoire attentive aux mots et aux acteurs de cette tragédie, par une Histoire qui contextualise sans cesse. Il note avec raison que les communautés juives et le judaïsme restent très mal connus, alors que la grande pauvreté de la plupart des juifs de Pologne ou d’Ukraine permet de contredire le stéréotype du juif riche. Surtout, il insiste sur la connaissance des assassins. Réfutant les théories de Milgram ou de Browning, il montre la place centrale de l’idéologie, ou plutôt de la haine raciale des nazis, jusque dans le parcours d’un Eichmann, qui, comme le rappelle Cesarini, se vantait en Argentine d’avoir contribué à l’extermination d’un peuple, bien loin de sa stratégie de défense à Jérusalem. Obsédés par la race, les nazis voyaient les juifs comme une menace majeure pour les Aryens et comme les grands adversaires de la guerre raciale qu’ils livraient. Le témoignage du témoin et la visite à Auschwitz ne sauraient suffire à combattre l’antisémitisme de certains élèves, s’ils ne sont pas solidement encadrés et préparés d’un point de vue scientifique, d’autant que la complexité du cas d’Auschwitz le rend difficile à comprendre.

Au final, I. Roder souligne l’importance du facteur temps dans l’enseignement. On ne peut faire comprendre un phénomène complexe sans y passer du temps, de ce temps si précieux dont nous manquons toujours pour boucler nos programmes. Notre collègue a parfaitement raison, et c’est un combat permanent pour l’APHG. Souhaitons que ce combat soit celui de toute la société, pour remédier aux carences constatées par ce livre.

 

 

Jean-Philippe Coullomb

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