Attaquer (c’est le mot !) un livre de Lopez sur un sujet militaire, c’est toujours la certitude de passer un bon moment. Et pour une biographie de Guderian, c’est carrément l’enthousiasme qui prévaut. Après celles que Benoît Lemay a consacrées à Rommel et à Manstein, on se retrouve avec un autre des cadors de la Wehrmacht disséqué selon des méthodes actuelles et des sources jusque-là inexploitées. Lopez a en effet pu utiliser toute la volumineuse correspondance que Guderian a entretenu sa vie durant avec son épouse, présentée par le frère de Keitel. Curieusement, cette évidente dimension familiale n’est que peu voire pas explorée par l’auteur dans le livre. On peut supposer qu’il n’a rien trouvé de probant sur ce thème. Par ailleurs, on y apprend bien des choses.
Guderian, d’abord, est le fils d’un général. On est dans l’endogamie d’un milieu social très conservateur, nationaliste, où l’anticommunisme est un réflexe. De sa famille à son école d’officiers, tout le mène à une culture compatible avec ce que fut le nazisme. Il a participé à l’aventure sanglante des Freikorps dans les pays baltes en 1919, avant de réprimer violemment un soulèvement ouvrier dans la Ruhr. Sa femme fut encartée au NSDAP. Il n’a jamais refusé une promotion ou une de ces généreuses gratifications que le régime offrait à ses serviteurs, et notamment aux soldats qu’il souhaitait s’attacher. Bien au contraire, Guderian s’est avéré gourmand, se faisant octroyer en octobre 1943 un domaine en Pologne plus vaste que de coutume, sans se soucier du sort des propriétaires légitimes. Informé des complots contre Hitler, il n’y a jamais participé malgré bien des demandes, et il ne les a jamais dénoncés non plus. De façon symptomatique, il se réfugie sur son domaine polonais le 20 juillet 1944, en attendant de voir les résultats de l’attentat. Une fois ceux-ci connus, il choisit vite son camp : il accepte de prendre la tête de l’OKH et du tribunal chargé de juger ses collègues, parfois ses amis, qui ont trempé dans la conjuration. Il signe la condamnation à mort de 55 d’entre eux. Tout au plus a-t-il sauvé Speidel en rejetant la faute sur Rommel. Il sert le Führer obstinément jusqu’à la fin mars 1945, alors même que ses propositions et ses demandes sont souvent ignorées ou rejetées dans le capharnaüm organisationnel qu’est le IIIème Reich finissant. Guderian, comme Manstein, comme Rommel, ne sort pas grandi de l’étude politique de son parcours dans l’Allemagne nazie.
Sous l’angle du militaire, sa trajectoire s’avère surprenante. Formé dans l’infanterie légère, il est volontaire pour les transmissions en 1913, ce qui, une fois passée la période de la bataille de la Marne, lui assure une Première Guerre Mondiale relativement à l’abri, dans une série de services à l’arrière. Il y voit des chars mais rien n’indique qu’il ait eu un intérêt particulier pour eux. Les années 1920 sont celles des bureaux de la Reischwehr et des unités mobiles, qui camouflent la mise au point de forces plus modernes. Là, il commence à s’intéresser aux travaux de Fuller et de Martel, avant d’être nommé chef d’état-major du bureau chargé des troupes motorisées, sous les ordres de Lutz, un vétéran des rares chars allemands A7V de la Première Guerre mondiale. C’est avec lui, et dans un cadre favorable, qu’il met au point sa réflexion et l’organisation de ce qui deviendra la Panzer Division, avec une structure équilibrée. Elle semble en effet être un outil possible pour éviter la guerre d’usure dont 1918 vient de prouver qu’elle n’est pas une option pour l’Allemagne. Hitler ne fera que confirmer cette orientation, avant de faire de Guderian un général et de lui confier la 2èmePanzer Division en 1936, puis un corps motorisé en 1938. Guderian devient alors l’homme des actions rapides puis de la Blitzkrieg. Il a un rôle clé pour l’Anschluss, puis pour les Sudètes. En septembre 1939 il coupe le corridor polonais avant de faire la jonction avec l’Armée Rouge à l’Est de la Pologne. En 1940, il est le héros de Sedan, avant de devenir en 1941 un des grands auteurs des encerclements géants en URSS jusqu’à Toula. Ses qualités militaires sont évidentes : l’homme est aimé de ses subordonnés, qu’il dirige par l’exemple, de l’avant, avec un sens tactique consommé qui le pousse à toujours attaquer en profitant de la moindre opportunité. C’est pourquoi la propagande le met en avant, il est le chef victorieux d’une armée jeune, moderne, nazie, qui ne s’encombre pas des règles habituelles des vieux junkers prussiens. Ses troupes se signalent d’ailleurs par des exécutions de prisonniers noirs en 1940, et elles appliquent durement les ordres les plus sinistres à l’Est. Guderian ne se signale cependant pas par l’aggravation ou la justification de ces ordres auprès de ses hommes, à la différence de certains de ses collègues. Par ailleurs, ses limites, bien réelles, ne doivent pas être perdues de vue : l’homme est dépourvu de toute vision stratégique et n’envisage la guerre qu’à l’aune de son poste de commandement, ce qui nourrit ses heurts avec ses supérieurs. Il ne résiste cependant jamais à Hitler en personne. La crise devant Moscou amène son limogeage, car il ne pense qu’à replier ses soldats, et il reste sans emploi jusqu’en février 1943, où il reçoit le commandement de la Panzerwaffe. Soucieux de l’entraînement des hommes, il n’a qu’une influence assez mineure sur la suite des événements. Il s’oppose à Zitadel, puis tente de reconstituer une masse blindée avec l’aide de Speer, mais les déséquilibres sont trop forts. Son souci de s’accrocher à ses belles divisions blindées l’amène à privilégier des solutions qui n’étaient probablement plus les bonnes dans une Allemagne à bout de ressources. Le bilan militaire est donc mitigé.
La question qui se pose alors est celle de sa légende. Comment peut-on l’expliquer ? D’abord, il en a été très soucieux, de la publication d’Achtung Panzer ! en 1937 à celle de ses Souvenirs en 1950. La propagande, on l’a dit, en a fait un héros, un des rares chefs allemands dont le nom était connu urbi et orbi. Ensuite, il a très consciemment participé avec quelques collègues détenus par les Américains à la mise au point de la légende d’une armée propre et longtemps victorieuse. La chance et des circonstances favorables lui ont évité une extradition vers la Pologne, où il aurait pu être jugé pour les crimes commis à Varsovie à l’été 1944. Les nécessités de la Guerre froide naissante ont poussé à la validation de cette vision pendant des décennies. Il a pourtant raté, à la différence de Halder, sa coopération avec l’Historical Division de l’US Army. Sa chance est venue d’Angleterre, en la personne de Lidell Hart. Celui-ci lui a demandé, et Guderian a accepté, d’être présenté comme le concepteur de la panzerdivision, en échange de la diffusion de ses mémoires en langue anglaise. Le mensonge vient donc clore un parcours qui n’a rien d’édifiant.
La déconstruction des mythes se poursuit, et franchement c’est une bonne chose. Lopez signe encore une fois un bel ouvrage que l’éditeur met en valeur, avec un cahier photographique et un appendice scientifique (bibliographie, notes infrapaginales, index) de qualité.
Jean-Philippe Coullomb
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