lundi 8 février 2016

Shlomo SAND, Crépuscule de l’Histoire, une recension de Jean-Philippe Coullomb



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Shlomo SAND, Crépuscule de l’Histoire, Flammarion, Paris, 311 pages.
En ces temps de réforme sotte et mal ficelée des collèges, du brevet et des programmes, voici un ouvrage au titre effrayant, que l’on espère tout sauf prémonitoire, écrit par un historien israélien de gauche, si cet étiquetage a une quelconque valeur opératoire.
Le contenu s’avère, à la lecture, dense et riche de réflexion sur la discipline que nous enseignons, et disons-le, que nous aimons transmettre. Tout est là, d’ailleurs : dans l’ambiguïté d’un mot qui désigne à la fois le passé et une discipline qui se donne vocation à le faire connaître. L’auteur s’attaque d’abord à la question des origines de la civilisation européenne et à tous les mythes qui l’entourent. Il souligne combien le culte voué au monde gréco-romain et à son héritage est une vue de l’esprit qui évacue ou minore les apports autres à la formation de notre monde et déforme le vocabulaire pour le plier à notre vision des choses. Ce faisant, il présente une évolution de l’humanité par paliers et emprunts, en accordant un grand poids aux déterminismes naturels, ce qui à vrai dire n’est ni très novateur, ni très intéressant. La suite s’avère par contre beaucoup plus riche, avec une présentation de la formation de la discipline historique dans le cadre de l’apparition des Etats-nations européens au XIXème siècle, et singulièrement en Allemagne. L’Histoire s’y déploie avec une prétention scientifique alors que les controverses, par exemple entre historiens français et allemands indiquent bien assez son caractère politique. Il a fallu deux conflits mondiaux pour sortir de cette vision avec l’histoire culturelle et plus encore, une définition de l’Histoire parfois comme un art, parfois comme le roman vrai des hommes. A l’arrivée, la question qui reste est terrible : quelle utilité peut-on trouver à l’Histoire si elle n’est plus reconnue comme une expression de la volonté politique ? En filigrane, le lecteur-enseignant français actuel peut y voir le débat entre la réduction voire la suppression de la discipline (qui n’est pas évaluée par PISA, alors dans une logique comptable…) et son instrumentalisation dont le précédent président de la République s’était fait, par exemple, une spécialité.
Au passage, il faut rendre grâce à Shlomo Sand de sa culture historique et de sa réflexion qui ne se transforment jamais une érudition lourde et pédante, comme c’est souvent le cas dans ce type d’ouvrage, grâce à ses talents littéraires et à un gout prononcé pour la précision biographique éclairant les vies des historiens dont il parle. Jamais pesant, ce livre fourmille de remarques qui sonnent juste et que l’on n’a que rarement l’occasion de lire. Elles sont parfois franchement drôles, comme lorsqu’il écrit, à propos des débats entre Histoire et mémoire, que « les historiens sont à la mémoire nationale ce que les cultivateurs de pavot et les dealers sont aux consommateurs de drogue ». Elles sont parfois acides, comme lorsqu’il explique que l’école braudélienne n’a pu se développer que grâce à la massification de l’enseignement supérieur qui a multiplié les « petites mains » avant de disparaître car « des montagnes de travail n’accouchaient que de souris » intellectuelles. Elles font toujours réfléchir, comme lorsqu’il évoque « l’endoctrinement pédagogique ». Enfin, Shlomo Sand nous apprend que l’enseignement et l’écriture de l’Histoire dans son pays restent plus que jamais des terrains minés par l’identification au peuple de la Bible, qui biaise tous les débats. Significativement, il ne vient pas des rangs des spécialistes de l’histoire du pays. On voit ainsi poindre des moments d’amertume ou en tout cas de désenchantement dans un bel ouvrage écrit par un bel esprit.
Jean-Philippe Coullomb





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