Lecture d'été - 2019 (1) : La révolution culturelle nazie, de Johann CHAPOUTOT
Johann CHAPOUTOT, La révolution culturelle nazie, Gallimard, NRF, Paris 2017, 283
pages.
Les nazis avaient-ils
une culture ? Contrairement au mot apocryphe que l’on prête toujours à
Goebbels, et à condition de quitter le domaine des grosses brutes de la SA,
Johann Chapoutot répond par l’affirmative, et il essaie ici d’en analyser les
tenants et les aboutissants dans un ouvrage dense et qui sait rester agréable à
lire malgré un vocabulaire souvent conceptuel dû à son sujet. Pour ce faire, il
étudie un corpus intellectuel nazi, qui touche tous les domaines du savoir,
mais où dominent les juristes (Hans Frank, par exemple, était docteur en
droit), les médecins et les agronomes (comme Richard Darré), toutes spécialités
où les nazis ont été fort nombreux. Il reprend également, à la suite de D.
Cesarani, les pièces du dossier Eichmann.
Il montre alors à quel
point le mythe de la race surdétermine à peu près l’intégralité des domaines de
la pensée. Pour les nazis, le sang décide, et le milieu, variable, ne fait que
favoriser ou contrarier l’expression des caractéristiques raciales. A ce
compte-là et sans surprise, l’inégalité est une donnée fondamentale de la vie,
et la notion même d’un droit individuel
et universel n’a pas de sens. Cela amène donc les nazis à répudier tout
l’héritage du droit romain, car pour eux c’est le droit dégénéré d’un empire
déjà enjuivé où les peuples se mélangent et où le christianisme se répand. Ils
se font, en face, les thuriféraires d’un retour aux origines, d’une période où
le droit ne servait qu’à assurer le triomphe collectif de la race. Comme les
renseignements sur les tribus germaniques sont pour le moins restreints, ils
croient pouvoir prendre alors leurs modèles dans les temps plus reculés, ceux
de Sparte, de Xénophon et des premiers Romains. Platon est apprécié en ce qu’il
justifie la soumission totale de l’individu à l’Etat. Pour Frank, le droit doit
donc être plastique en fonction des circonstances, et pour Rosenberg, il doit
faciliter l’attachement de la race à son sol. Tout l’héritage universaliste des
Lumières est donc balayé, et Kant est détourné de son sens pour définir
finalement comme nécessité morale celle d’œuvrer dans le sens du Führer, qui au
fond suffit à former le vrai cadre légal pour les nazis.
Cette redéfinition du
droit finit par avoir des conséquences jusque sur le domaine des relations de
couple. Le mariage monogamique est critiqué, et des efforts réels sont faits
pour améliorer l’accueil des enfants naturels. En effet, le but reste toujours
la race, et tout ce qui peut permettre son développement est encouragé.
L’ampleur des pertes des conflits mondiaux vient justifier un ordre de Himmler
à ses SS d’engrosser leurs compagnes dès qu’ils le peuvent. Si le travail de
l’homme est la guerre, celui de la femme est la salle d’accouchement. A ce
titre, la gent féminine est d’ailleurs exclue de la fonction publique en 1937.
Nombre de grands chefs nazis, comme Himmler et Bormann, y trouvent d’ailleurs une
justification bien utile à leurs écarts conjugaux. La nature et ses besoins
doivent servir de base au droit, non des principes abstraits venus d’Orient.
C’est qu’en racistes
conséquents, les nazis ont une obsession de la biologie qui les pousse à se
définir comme les médecins du corps social. On apprend ainsi, en lisant
Chapoutot, que le mot « Lebensraum »
désignait à l’origine le lieu de vie d’un être vivant, le biotope de l’individu
en quelque sorte, pourrait-on dire en langage plus actuel. De là découlent
toutes les pratiques les plus folles, comme l’extermination des handicapés avec
l’opération T4. Sparte sert évidemment de justification. L’Allemand risquant la
dégénérescence raciale sous les Tropiques, la conquête d’un empire colonial ne
peut se faire qu’à l’Est, à condition de prendre des mesures prophylactiques dans
une zone aussi infestée que celle-ci de mauvaises habitudes portées par les
juifs. Chapoutot remarque ainsi la grande fréquence des textes et des images
enseignant aux soldats allemands à se méfier de toutes les infections qu’ils
peuvent trouver en Pologne ou en URSS. Dans ce contexte, l’extermination des
juifs devient une nécessité médicale, et la propagande fait passer cette idée à
coups d’images dégradantes sur les conditions de vie dans les ghettos, oubliant
bien sûr de préciser que ce sont les nazis eux-mêmes qui les ont créées.
Promesse d’un retour
aux origines mythiques, le Reich (qui n’est plus défini comme IIIème à partir
de 1938, mais comme éternel) peut se lire comme une eschatologie des temps
modernes avec une prétention à la scientificité biologique. La force de son
enracinement dans les têtes, comme le montre encore une série d’interviews
d’Eichmann réalisées en 1956-57, a tenu
à sa capacité à recycler, en les recombinant et en les portant à incandescence,
une série d’éléments préexistants et audibles pour les Allemands de l’époque.
La leçon de ce livre, s’il y en a une, est la grande attention que l’on doit
porter aux idées et aux stéréotypes que l’on peut entendre, parfois de façon
banale. Ils peuvent ne pas être innocents.
Jean-Philippe Coullomb
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