lundi 15 juillet 2019

Lecture d'été - 2019 (1) : La révolution culturelle nazie, de Johann CHAPOUTOT





Johann CHAPOUTOT, La révolution culturelle nazie, Gallimard, NRF, Paris 2017, 283 pages.

 
Les nazis avaient-ils une culture ? Contrairement au mot apocryphe que l’on prête toujours à Goebbels, et à condition de quitter le domaine des grosses brutes de la SA, Johann Chapoutot répond par l’affirmative, et il essaie ici d’en analyser les tenants et les aboutissants dans un ouvrage dense et qui sait rester agréable à lire malgré un vocabulaire souvent conceptuel dû à son sujet. Pour ce faire, il étudie un corpus intellectuel nazi, qui touche tous les domaines du savoir, mais où dominent les juristes (Hans Frank, par exemple, était docteur en droit), les médecins et les agronomes (comme Richard Darré), toutes spécialités où les nazis ont été fort nombreux. Il reprend également, à la suite de D. Cesarani, les pièces du dossier Eichmann.

 

Il montre alors à quel point le mythe de la race surdétermine à peu près l’intégralité des domaines de la pensée. Pour les nazis, le sang décide, et le milieu, variable, ne fait que favoriser ou contrarier l’expression des caractéristiques raciales. A ce compte-là et sans surprise, l’inégalité est une donnée fondamentale de la vie, et la notion même d’un  droit individuel et universel n’a pas de sens. Cela amène donc les nazis à répudier tout l’héritage du droit romain, car pour eux c’est le droit dégénéré d’un empire déjà enjuivé où les peuples se mélangent et où le christianisme se répand. Ils se font, en face, les thuriféraires d’un retour aux origines, d’une période où le droit ne servait qu’à assurer le triomphe collectif de la race. Comme les renseignements sur les tribus germaniques sont pour le moins restreints, ils croient pouvoir prendre alors leurs modèles dans les temps plus reculés, ceux de Sparte, de Xénophon et des premiers Romains. Platon est apprécié en ce qu’il justifie la soumission totale de l’individu à l’Etat. Pour Frank, le droit doit donc être plastique en fonction des circonstances, et pour Rosenberg, il doit faciliter l’attachement de la race à son sol. Tout l’héritage universaliste des Lumières est donc balayé, et Kant est détourné de son sens pour définir finalement comme nécessité morale celle d’œuvrer dans le sens du Führer, qui au fond suffit à former le vrai cadre légal pour les nazis. 

Cette redéfinition du droit finit par avoir des conséquences jusque sur le domaine des relations de couple. Le mariage monogamique est critiqué, et des efforts réels sont faits pour améliorer l’accueil des enfants naturels. En effet, le but reste toujours la race, et tout ce qui peut permettre son développement est encouragé. L’ampleur des pertes des conflits mondiaux vient justifier un ordre de Himmler à ses SS d’engrosser leurs compagnes dès qu’ils le peuvent. Si le travail de l’homme est la guerre, celui de la femme est la salle d’accouchement. A ce titre, la gent féminine est d’ailleurs exclue de la fonction publique en 1937. Nombre de grands chefs nazis, comme Himmler et Bormann, y trouvent d’ailleurs une justification bien utile à leurs écarts conjugaux. La nature et ses besoins doivent servir de base au droit, non des principes abstraits venus d’Orient.

C’est qu’en racistes conséquents, les nazis ont une obsession de la biologie qui les pousse à se définir comme les médecins du corps social. On apprend ainsi, en lisant Chapoutot, que le mot « Lebensraum » désignait à l’origine le lieu de vie d’un être vivant, le biotope de l’individu en quelque sorte, pourrait-on dire en langage plus actuel. De là découlent toutes les pratiques les plus folles, comme l’extermination des handicapés avec l’opération T4. Sparte sert évidemment de justification. L’Allemand risquant la dégénérescence raciale sous les Tropiques, la conquête d’un empire colonial ne peut se faire qu’à l’Est, à condition de prendre des mesures prophylactiques dans une zone aussi infestée que celle-ci de mauvaises habitudes portées par les juifs. Chapoutot remarque ainsi la grande fréquence des textes et des images enseignant aux soldats allemands à se méfier de toutes les infections qu’ils peuvent trouver en Pologne ou en URSS. Dans ce contexte, l’extermination des juifs devient une nécessité médicale, et la propagande fait passer cette idée à coups d’images dégradantes sur les conditions de vie dans les ghettos, oubliant bien sûr de préciser que ce sont les nazis eux-mêmes qui les ont créées.

 

Promesse d’un retour aux origines mythiques, le Reich (qui n’est plus défini comme IIIème à partir de 1938, mais comme éternel) peut se lire comme une eschatologie des temps modernes avec une prétention à la scientificité biologique. La force de son enracinement dans les têtes, comme le montre encore une série d’interviews d’Eichmann  réalisées en 1956-57, a tenu à sa capacité à recycler, en les recombinant et en les portant à incandescence, une série d’éléments préexistants et audibles pour les Allemands de l’époque. La leçon de ce livre, s’il y en a une, est la grande attention que l’on doit porter aux idées et aux stéréotypes que l’on peut entendre, parfois de façon banale. Ils peuvent ne pas être innocents.

Jean-Philippe Coullomb


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire