samedi 20 juillet 2019

Lecture d'été - 2019 (2) : Le pays disparu. Sur les traces de la RDA, de Nicolas OFFENSTADT



 



Nicolas OFFENSTADT, Le Pays disparu, sur les traces de la RDA, Stock, collection Les essais, Paris 2018, 419 pages.


 


C’est un livre un peu étrange que nous livre ici Nicolas Offenstadt. Non pas que le thème soit inintéressant, bien au contraire : l’examen des traces laissées par ce qui fut la RDA est un objet d’étude tout à fait digne d’intérêt et original de ce côté-ci du Rhin. Le style n’est pas non plus en cause : Nicolas Offenstadt écrit simplement et remarquablement bien, avec une évidente empathie pour son sujet, et d’abord pour les témoins qu’il rencontre, en montrant un souci de l’humain qui l’honore. Son texte se lit tel un récit de voyage au milieu des ruines, illustré de photos en noir et blanc dont la fort médiocre qualité convient parfaitement à une promenade au milieu des rêves brisés et des espoirs déçus. La difficulté est celle de la position de l’auteur, qu’il prend honnêtement soin de préciser dès l’introduction puis de rappeler régulièrement : proche dans sa jeunesse des positions d’un Pierre Juquin et historien connu notamment pour ses travaux sur la Première Guerre mondiale, il produit un ouvrage qui n’est ni tout à fait celui d’un chercheur neutre, ni tout à fait celui d’un militant. Les sources utilisées déroutent tout autant l’historien français habitué à ses archives bien cotées et bien conservées dans des dépôts qui offrent des salles de lecture à peu près confortables aux horaires d’ouverture bien précis. La matière première d’Offenstadt, ce sont d’abord des traces matérielles, recueillies au hasard de ses pérégrinations l’ayant amené à pénétrer sans une once d’autorisation dans les innombrables bâtiments à l’abandon que la RDA a pu laisser, ramassant au petit bonheur de la chance dossiers éventrés et objets ayant eu leur utilité autrefois. Il s’aide souvent de plans et de cartes datant de la RDA, au risque de se perdre, tant les changements de noms de rue ont été systématiques depuis la réunification. La mémoire de la RDA ne se trouve pas dans les musées officiels, où seul l’aspect dictatorial est évoqué, mais chez les brocanteurs ou dans les petits musées locaux qui mettent en scène la matérialité de ce qui fut le quotidien de millions d’Allemands de l’Est. Véritable filon littéraire, cinématographique et télévisuel en Allemagne, c’est le retour sur un vécu que le terme, bien connu, d’ « Ostalgie », ne résume que mal et dévalorise par sa dimension aimablement ridicule.


Que peut-on alors retenir de ce parcours dans un pays que l’auteur se plaît à décrire comme « à l’horizontale », à l’image des statues déboulonnées et déposées dans les arrière-cours des musées ? D’abord, si quelqu’un en doutait encore, c’est bien à une annexion qu’a correspondue la réunification, avec une véritable épuration judiciaire à la clé. L’odonymie le confirme assez, avec une épuration équivalente des noms évoquant les régimes communistes en Allemagne et à l’étranger. Lénine plus encore que Marx, et Dimitrov ont largement disparu. Certains odonymes se limitent désormais à une portion réduite des rues pour lesquelles ils étaient utilisés. Les statues qui n’ont pas été purement et simplement enlevées ont été déplacées dans des endroits peu visibles : c’est ce que l’auteur appelle le « cantonnement ». Avec elles, les héros que la RDA s’était donnée, résistants au nazisme ou héros prolétariens comme Spartacus, ont été aussi évacués. A la place, on voit parfois remonter un passé pré-hitlérien, symbolisé par  la reconstruction du palais des Hohenzollern et de l’église de la garnison de Potsdam. L’effacement des quarante ans de la RDA est quasi-complet, alors même que nombre d’Allemands nés à cette époque vivent encore. L’Allemagne de l’Est est ensuite le paradis des friches industrielles car l’économie a été très brutalement alignée sur celle de l’Ouest. Les premières reconversions, plus ou moins hasardeuses, en boîtes de nuit par exemple, ont généralement échoué. Aujourd’hui, des réaménagements en centres tertiaires ou en logements apparaissent, mais c’est loin d’être le cas partout. L’Allemagne de l’Est, c’était un cadre de vie austère, mais aussi simple, peu coûteux et rassurant pour ses habitants car tout était pris en charge par l’Etat et les écarts de revenus étaient faibles. La RDA avait aussi dû composer avec une économie et une société marquées par le capitalisme et le nazisme, et des petits entrepreneurs avaient pu y trouver des moyens de poursuivre leurs affaires, en général dans un fort partenariat obligé avec l’Etat. La RDA offrait aussi un certain nombre de droits pour les femmes, et c’était le pays au monde où le taux de divorce était le plus élevé. Des travailleurs immigrés y venaient aussi, notamment des Vietnamiens. Pour les Allemands de l’Est, parler de ce passé est d’ailleurs tout sauf évident, tant ils le savent dévalorisé, et pour tout dire, en contradiction avec les valeurs de l’Allemagne de l’Ouest, qui sont celles de l’Allemagne d’aujourd’hui. L’attachement pour les objets de ce qui fut le quotidien de la RDA tient ainsi lieu de dérivatif dicible sous l’angle de la neutralité politique d’une voiture ou d’un emballage de café Mocca Fix. Avec le départ de quelques 1,8 millions d’Allemands de l’Est pour l’Ouest entre 1989 et 2011, cet attachement se retrouve parfois dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest, où des nostalgiques se retrouvent chaque année à Bochum pour l’anniversaire de la fondation de la RDA.


La question est alors celle de la politique, et de l’analyse politique. Offenstadt marque sa surprise et sa désapprobation devant des réalités qui le dérangent. Tel aubergiste qui affiche nombre de souvenirs de la RDA dans son établissement s’avère être un néonazi. A Bochum, il voit l’amitié germano-russe être célébrée par un représentant officiel du Kremlin tandis que des propos ouvertement favorables aux sécessionnistes du Donbass en Ukraine sont tenus. L’antiaméricanisme y sert de socle commun à des gens dont on ne peut que dire que les idées sont parfois nauséabondes. Plus généralement, pour soulever des questions passionnantes (ce qu’est un pays par exemple), l’ouvrage manque d’une mise en perspective de beaucoup d’éléments évoqués. Certes, les noms des rues ont été changés, mais le SED a-t-il pris des gants pour pratiquer de même à partir de 1949 ? Tout l’espace y était politisé, et à sens unique, dans un cadre que l’on ne peut que définir comme totalitaire, même si le mot et l’idée ne plaisent pas à Offenstadt. Et que dire de ces pages attendries sur une statue d’un petit trompette communiste de 13 ou 14 ans, tué en 1925 lors d’un affrontement avec la police et l’extrême-droite, devenue lieu de pèlerinage du temps de la RDA pour l’organisation qui encadrait la jeunesse ? La statue ne racontait pas qu’il avait en fait 28 ans au moment de sa mort. Offenstadt le fait, lui, avec honnêteté, mais pour le coup le ton qu’il emploie semble un peu déplacé. Si l’empathie pour les gens et leur vécu sont à mettre au crédit de l’auteur et nous apprennent que la RDA ne se limitait pas à sa dimension policière, on ne peut que s’étonner de son extension à un cadre dont les qualités réelles ne sauraient faire oublier les défauts.
La question posée, plus largement, est donc celle de la place à accorder à son régime politique lorsqu'on décrit une société disparue, et l'ouvrage de Nicolas Offenstadt, avec toute son honnêteté et son humanité, permet d'y réfléchir.


Jean-Philippe Coullomb


 

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