Lecture d'été - 2019 (2) : Le pays disparu. Sur les traces de la RDA, de Nicolas OFFENSTADT
Nicolas OFFENSTADT, Le Pays disparu, sur les traces de la RDA, Stock, collection Les
essais, Paris 2018, 419 pages.
C’est un livre un peu
étrange que nous livre ici Nicolas Offenstadt. Non pas que le thème soit
inintéressant, bien au contraire : l’examen des traces laissées par ce qui
fut la RDA est un objet d’étude tout à fait digne d’intérêt et original de ce
côté-ci du Rhin. Le style n’est pas non plus en cause : Nicolas Offenstadt
écrit simplement et remarquablement bien, avec une évidente empathie pour son sujet,
et d’abord pour les témoins qu’il rencontre, en montrant un souci de l’humain
qui l’honore. Son texte se lit tel un récit de voyage au milieu des ruines,
illustré de photos en noir et blanc dont la fort médiocre qualité convient
parfaitement à une promenade au milieu des rêves brisés et des espoirs déçus.
La difficulté est celle de la position de l’auteur, qu’il prend honnêtement
soin de préciser dès l’introduction puis de rappeler régulièrement :
proche dans sa jeunesse des positions d’un Pierre Juquin et historien connu
notamment pour ses travaux sur la Première Guerre mondiale, il produit un
ouvrage qui n’est ni tout à fait celui d’un chercheur neutre, ni tout à fait
celui d’un militant. Les sources utilisées déroutent tout autant l’historien
français habitué à ses archives bien cotées et bien conservées dans des dépôts
qui offrent des salles de lecture à peu près confortables aux horaires
d’ouverture bien précis. La matière première d’Offenstadt, ce sont d’abord des
traces matérielles, recueillies au hasard de ses pérégrinations l’ayant
amené à pénétrer sans une once d’autorisation dans les innombrables bâtiments à
l’abandon que la RDA a pu laisser, ramassant au petit bonheur de la chance
dossiers éventrés et objets ayant eu leur utilité autrefois. Il s’aide souvent
de plans et de cartes datant de la RDA, au risque de se perdre, tant les
changements de noms de rue ont été systématiques depuis la réunification. La mémoire
de la RDA ne se trouve pas dans les musées officiels, où seul l’aspect
dictatorial est évoqué, mais chez les brocanteurs ou dans les petits musées
locaux qui mettent en scène la matérialité de ce qui fut le quotidien de
millions d’Allemands de l’Est. Véritable filon littéraire, cinématographique et
télévisuel en Allemagne, c’est le retour sur un vécu que le terme, bien connu,
d’ « Ostalgie », ne résume que mal et dévalorise par sa
dimension aimablement ridicule.
Que peut-on alors
retenir de ce parcours dans un pays que l’auteur se plaît à décrire comme
« à l’horizontale », à l’image des statues déboulonnées et déposées
dans les arrière-cours des musées ? D’abord, si quelqu’un en doutait
encore, c’est bien à une annexion qu’a correspondue la réunification, avec une
véritable épuration judiciaire à la clé. L’odonymie le confirme assez, avec une
épuration équivalente des noms évoquant les régimes communistes en Allemagne et
à l’étranger. Lénine plus encore que Marx, et Dimitrov ont largement disparu.
Certains odonymes se limitent désormais à une portion réduite des rues pour
lesquelles ils étaient utilisés. Les statues qui n’ont pas été purement et
simplement enlevées ont été déplacées dans des endroits peu visibles :
c’est ce que l’auteur appelle le « cantonnement ». Avec elles, les
héros que la RDA s’était donnée, résistants au nazisme ou héros prolétariens
comme Spartacus, ont été aussi évacués. A la place, on voit parfois remonter un
passé pré-hitlérien, symbolisé par la
reconstruction du palais des Hohenzollern et de l’église de la garnison de
Potsdam. L’effacement des quarante ans de la RDA est quasi-complet, alors même
que nombre d’Allemands nés à cette époque vivent encore. L’Allemagne de l’Est
est ensuite le paradis des friches industrielles car l’économie a été très
brutalement alignée sur celle de l’Ouest. Les premières reconversions, plus ou
moins hasardeuses, en boîtes de nuit par exemple, ont généralement échoué.
Aujourd’hui, des réaménagements en centres tertiaires ou en logements apparaissent,
mais c’est loin d’être le cas partout. L’Allemagne de l’Est, c’était un cadre
de vie austère, mais aussi simple, peu coûteux et rassurant pour ses habitants
car tout était pris en charge par l’Etat et les écarts de revenus étaient
faibles. La RDA avait aussi dû composer avec une économie et une société marquées
par le capitalisme et le nazisme, et des petits entrepreneurs avaient pu y
trouver des moyens de poursuivre leurs affaires, en général dans un fort
partenariat obligé avec l’Etat. La RDA offrait aussi un certain nombre de
droits pour les femmes, et c’était le pays au monde où le taux de divorce
était le plus élevé. Des travailleurs immigrés y venaient aussi, notamment des
Vietnamiens. Pour les Allemands de l’Est, parler de ce passé est d’ailleurs
tout sauf évident, tant ils le savent dévalorisé, et pour tout dire, en
contradiction avec les valeurs de l’Allemagne de l’Ouest, qui sont celles de
l’Allemagne d’aujourd’hui. L’attachement pour les objets de ce qui fut le
quotidien de la RDA tient ainsi lieu de dérivatif dicible sous l’angle de la
neutralité politique d’une voiture ou d’un emballage de café Mocca Fix. Avec le départ de quelques
1,8 millions d’Allemands de l’Est pour l’Ouest entre 1989 et 2011, cet
attachement se retrouve parfois dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest, où des
nostalgiques se retrouvent chaque année à Bochum pour l’anniversaire de la
fondation de la RDA.
La question est alors
celle de la politique, et de l’analyse politique. Offenstadt marque sa surprise
et sa désapprobation devant des réalités qui le dérangent. Tel aubergiste qui
affiche nombre de souvenirs de la RDA dans son établissement s’avère être un
néonazi. A Bochum, il voit l’amitié germano-russe être célébrée par un
représentant officiel du Kremlin tandis que des propos ouvertement favorables
aux sécessionnistes du Donbass en Ukraine sont tenus. L’antiaméricanisme y sert
de socle commun à des gens dont on ne peut que dire que les idées sont parfois
nauséabondes. Plus généralement, pour soulever des questions passionnantes (ce
qu’est un pays par exemple), l’ouvrage manque d’une mise en perspective de
beaucoup d’éléments évoqués. Certes, les noms des rues ont été changés, mais le
SED a-t-il pris des gants pour pratiquer de même à partir de 1949 ? Tout
l’espace y était politisé, et à sens unique, dans un cadre que l’on ne peut que
définir comme totalitaire, même si le mot et l’idée ne plaisent pas à
Offenstadt. Et que dire de ces pages attendries sur une statue d’un petit
trompette communiste de 13 ou 14 ans, tué en 1925 lors d’un affrontement avec
la police et l’extrême-droite, devenue lieu de pèlerinage du temps de la RDA
pour l’organisation qui encadrait la jeunesse ? La statue ne racontait pas
qu’il avait en fait 28 ans au moment de sa mort. Offenstadt le fait, lui, avec
honnêteté, mais pour le coup le ton qu’il emploie semble un peu déplacé. Si
l’empathie pour les gens et leur vécu sont à mettre au crédit de l’auteur et
nous apprennent que la RDA ne se limitait pas à sa dimension policière, on ne
peut que s’étonner de son extension à un cadre dont les qualités réelles ne
sauraient faire oublier les défauts.
La question posée, plus largement, est donc celle de la place à accorder à son régime politique lorsqu'on décrit une société disparue, et l'ouvrage de Nicolas Offenstadt, avec toute son honnêteté et son humanité, permet d'y réfléchir.
Jean-Philippe Coullomb
Jean-Philippe Coullomb
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire