dimanche 20 août 2023

Lecture d'été 2023 - 4 : Juifs et capitalisme, par Francesca Trivellato

 

Francesca TRIVELLATO, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, Seuil, Collection l’Univers Historique, Paris 2023, 425 pages.


 

Il peut arriver que l’édition historique fonctionne comme les informations sur Internet : un titre tapageur permet d’attirer le chaland, pour un contenu qui s’avère finalement bien en-deçà de ce que l’on pourrait attendre, quand il n’est pas franchement anodin. C’est un peu la sensation que l’on a ici. Pour cette deuxième traduction de son ouvrage, l’auteure s’en explique d’ailleurs, et on ne lui en tiendra pas rigueur, mais on le signalera à tout autre lecteur potentiel. On signalera de la même façon que les notes infrapaginales, prolixes, occupent près de cent pages, soit le quart du volume. On peut même en trouver qui se renvoient les unes aux autres. Celui qui veut les éviter gagnera du temps, disons-le. Par-delà ces questions formelles, reprenons le thème réel de ce livre : la légende des origines juives de la lettre de change et de l’assurance maritime.

F. Trivellato la trouve dans deux ouvrages, aujourd’hui bien oubliés, mais qui ont eu en leur temps une diffusion conséquente. Le premier, Us et coustumes de la mer, d’un certain Etienne Cleirac, a été publié à Bordeaux en 1647, et il a constitué le premier manuel de droit maritime en français. Le second est Le Parfait négociant de Jacques Savary, publié à Marseille en 1675 et très souvent réédité au XVIIIème siècle. Pour eux, les lettres de change auraient été inventées par des juifs expulsés du royaume de France au Moyen-Age afin de transférer leurs biens dans d’autres pays. Ils auraient enseigné cette technique à des Italiens contraints de s’exiler à Amsterdam suite aux affrontements entre Guelfes et Gibelins. Les lettres de change en particulier, par leur brièveté et l’usage de termes techniques et de symboles spécifiques, ont ainsi été attribuées à des juifs, supposés détenteurs d’un savoir mystérieux qui leur permettait de tromper les bons chrétiens. L’invraisemblance de tels propos (le méli-mélo chronologique et spatial est évident) ne sert en fait qu’à la construction d’ouvrages qui prétendent promouvoir une vision positive et réglée du commerce, dans laquelle la figure du juif sert à désigner tout ce qui est négatif. Cleirac critique ainsi juifs et cahorsins comme ayant des pratiques condamnables. Savary insiste sur le côté immoral de certaines pratiques alors même que Colbert vient d’autoriser les nobles à s’impliquer dans le commerce international. Un penseur comme Montesquieu reprend ensuite le même discours, mais pour souligner l’intelligence économique d’un groupe culturel dont les pratiques ont pu contribuer à sortir l’Europe d’un Moyen-Age particulièrement sombre en développant le « doux commerce ». Cette légende devient ainsi progressivement un lieu commun au XIXème siècle, jusqu’à ce que Weber attribue les origines du capitalisme aux protestants, et que Marx abandonne tout lien entre judaïsme et capitalisme, l’un et l’autre partageant la vision sinistre de l’époque médiévale qui était celle de Montesquieu.

Si au passage, on glane bien des détails intéressants (ainsi d’Epernon, gouverneur de Guyenne, qui récupère les diamants transportés par une flotte portugaise perdue devant les côtes en 1627), on reste un peu sur sa faim pour le fond de l’ouvrage. F. Trivellato essaie à toute force de parler de l’usure et finit par des formulations pour le moins étranges (p. 198) sur la laïcité de la République, avant d’évoquer les difficultés actuelles de l’Histoire économique. Au fond, la question de l’origine des lettres de change illustre plus qu’elle n’explique la vision négative des juifs pour des questions d’argent. C’est la principale limite d’un ouvrage qui par ailleurs se laisse lire sans déplaisir.

 

Jean-Philippe Coullomb

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