Lecture de confinement - 2
On dit souvent que les Français ont le culte du Grand Homme, du Sauveur de la Patrie. On peut se demander si ce n'est pas leur propre fantasme que les tenants de cette idée, souvent des politiques eux-mêmes, projettent ainsi sur les citoyens. En fait, ce sont les circonstances, exceptionnelles et terribles, qui font le Grand Homme. C'est ce que montre Julian Jackson dans sa magnifique biographie de De Gaulle.
Julian JACKSON, De Gaulle. Une certaine idée de la France,
Seuil, Paris 2019, 995 pages.
Les gros livres
sont-ils nécessairement les meilleurs à lire ? En refermant cet ouvrage volumineux, on ne peut qu’être tenté de
répondre par l’affirmative. De Gaulle disait, paraît-il, qu’il « n’avait
pas la plume facile ». On peut rester surpris par une telle affirmation,
tant le personnage est connu pour ses discours, souvent de vrais morceaux de
bravoure capables d’enflammer les foules, et pour avoir été un auteur somme
toute assez prolifique compte-tenu de ce que furent ses responsabilités. Ce qui
est sûr, c’est que Julian Jackson lui rend hommage d’abord par la qualité de son
écriture, servie par une très bonne traduction. Son ouvrage se lit d’un trait,
et avec le sourire, car l’auteur a le sens de l’ironie et de la formule, comme
son héros. A propos de l’occupation de l’Odéon par les étudiants en mai 68, il
écrit ainsi qu’ « ayant transformé la politique en théâtre, le régime
de De Gaulle se retrouve confronté à un mouvement qui transforme le théâtre en
politique ». A cette qualité factuelle, il faut joindre une documentation
abondante, avec par exemple pas moins de treize pages de notes sur la
bibliographie et des références d’archives multiples dans les notes
infrapaginales. Saluons également le travail de l’éditeur, qui se hisse à la
hauteur du texte et de son sujet, en fournissant index, cartes et de nombreuses
illustrations de qualité.
Suivant un classique
plan chronologique, parfaitement adapté à un personnage qui a toujours fait
profession de vouloir s’adapter aux circonstances sans perdre son idéal, on
voit ainsi se construite touche par touche le portait du grand homme de
l’histoire de France du XXème siècle, même si le spécialiste de tel ou tel
point trouvera sans doute à redire sur la présentation ou l’interprétation de
son domaine de prédilection. Du tout jeune homme qui rêve d’en découdre avec
l’ennemi héréditaire jusqu’au chef d’Etat à la fois débonnaire et directif, en
passant par l’officier cassant et orgueilleux, et le dirigeant autoproclamé et
intraitable de la France libre, quelles constantes peut-on dégager de cette
figure si marquante que son nom est probablement le plus utilisé actuellement
dans l’odonymie (une commune sur dix a une voie portant son nom) ?
Issu d’un milieu
catholique et conservateur, l’homme, cyclothymique sa vie durant, et le couple
qu’il forme avec son épouse Yvonne, est d’une austérité légendaire, et reste marqué
par le drame d’une enfant handicapée. D’une culture classique, son rapport aux
livres est devenu presque difficile à imaginer aujourd’hui, avec la lecture de
deux ou trois ouvrages par semaine sa vie durant. Il a appris à être l’homme
des médias de son temps, et ce sont largement eux qui l’ont fait. C’est la
radio qui fait de lui le personnage incontournable et peu commode avec lequel
les Alliés doivent traiter pendant la Seconde Guerre mondiale, car nul autre
que lui ne peut prétendre à rallier les Français contre la collaboration. Les
Anglais le comprennent vite, même si son intransigeance exaspère de plus en
plus Churchill. En 1958, après une première prestation ratée, il fait ce qu’il
faut pour dominer l’outil télévisuel : il engage le maquilleur de Brigitte
Bardot et un comédien vient lui donner des cours de théâtre. D’une mémoire
exceptionnelle, il apprend ses discours et les prononce avec un naturel que son
sens de la répartie renforce. Il devient une véritable bête de scène politique,
acclamé partout lorsqu’il voyage à l’étranger. En France, ses tournées sont
immanquablement marquées par des bains de foule où l’attitude des Français
frise la dévotion mystique. Ce n’était pourtant pas gagné, tant l’homme a pu se
faire des ennemis par son manque de chaleur et d’attention, quand ce n’était
pas par son ironie mordante ou par son mépris affiché. Exécré d’emblée par un Weygand
ou un Mitterrand, il a braqué contre lui nombre de gens qui l’avaient aidé ou
servi loyalement, de Spears à Pompidou. Aimait-il les hommes ? On peut en
douter quand on voit ses relations avec l’armée et les militaires. Recherchant
l’efficacité technique, il n’a jamais eu que mépris pour des généraux attachés
à leurs postes et à leurs médailles. Quant aux résistants, il s’est servi d’eux
pour montrer qu’il représentait la France combattante, avant de les renvoyer
dans leurs foyers le plus vite possible une fois l’Etat républicain restauré.
De façon significative, il cite dans ses Mémoires
de guerre 67 fois Leclerc, 41 fois Juin, mais dix fois chacun Frenay et
d’Astier de la Vigerie.
C’est que vénérant
par-dessus tout l’Etat et la nation, et estimant incarner une continuité morale
du pays, il n’a pour le reste fait que composer avec des réalités dont il
savait qu’elles étaient changeantes et qu’elles nécessitaient bien des
adaptations. Jamais doctrinaire et redoutable tacticien politique, il a pu dire
tout et son contraire aux uns et aux autres sans sourciller. Sa gestion de la
question algérienne n’en est que l’exemple le plus parlant, et cela explique la
diversité des opinions et des interprétations sur son action. Nourri des traces
du passé, dont fait partie son anglophobie, il s’est avéré souvent être un
visionnaire hors du commun, préparant pour le mieux la place de la France dans
l’avenir alors qu’il était sans moyen concret pour y arriver. A ce titre, il a
marqué très profondément son époque et les Français, et sa stature intimidante,
sinon écrasante, reste un modèle que ses successeurs ont tous espéré égaler sans
jamais y parvenir, peut-être parce qu’il leur a légué un pays davantage
réconcilié avec lui-même que cela n’avait jamais été le cas.
Arrivé au bout de ce
livre, on ne peut que conclure que lorsqu’un bon sujet rencontre un bon auteur,
la lecture redevient ce qu’elle ne devrait jamais cesser d’être, un bonheur.
Jean-Philippe Coullomb
Jean-Philippe Coullomb
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