Lecture de confinement - 3
"Nous sommes en guerre". Bel affrontement, avec une issue victorieuse, on espère de façon définitive, maintenant programmée pour le 11 mai, permettant aux humoristes de suggérer l'introduction d'un nouveau jour férié. Le directeur de la publication et éditorialiste de Charlie Hebdo, Riss, faisait remarquer qu'une crise sanitaire, même majeure, n'est pas une guerre. C'est l'occasion de lire et de réfléchir à ce que l'on a pu définir, derrière Clausewitz, comme la guerre absolue, à partir d'un ouvrage récent de J. Lopez et L. Otkhmezuri.
Jean LOPEZ et Lasha OTKHMEZURI, Barbarossa. 1941, la guerre absolue, Passés Composés, Paris 2019,
957 pages.
Voici un ouvrage aussi
monumental que son sujet : l’opération Barbarossa, la plus gigantesque
offensive militaire de tous les temps, et ses suites directes jusqu’à la fin de
l’année 1941. Des sources imprimées à foison, vingt pages de bibliographie, des
notes infrapaginales en quantité, un index copieux : avec ce livre,
l’histoire militaire change de dimension sans perdre ses qualités intrinsèques
que sont la connaissance d’entomologiste des équipements, des armées et de
leurs manœuvres. Servi par un style simple et clair, l’ouvrage touche en effet aux
dimensions idéologiques, politiques et stratégiques de cet affrontement qui
pousse le régime nazi dans une impasse le conduisant à sa fin. L’aspect humain
n’est pas négligé. Il apparaît dans des portraits, souvent surprenants et
savoureux, des principaux chefs politiques et militaires des deux camps, et
dans les témoignages toujours passionnants et parfois poignants qui servent de
point d’entrée aux différentes parties de l’ouvrage. On pardonne d’autant plus
facilement aux auteurs leurs quelques « What
if » plus ou moins intéressants qu’ils apportent un point de vue
éclairé sur bien des points ayant nourri des querelles historiques depuis la
fin de la guerre.
Commençons par évoquer
la genèse de la guerre contre la Russie soviétique dans l’esprit d’Hitler et
des dirigeants nazis. Bien éloignée des idées bismarckiennes, elle germe dans
l’Allemagne de l’après 14-18, où le souvenir de l’effondrement russe en 1917-18
semble prouver la fragilité de l’adversaire et en même temps la possibilité d’exploiter
et de coloniser les terres immenses de l’Est. L’arrivée à Munich de Russes
Blancs souvent violemment antisémites et d’Allemands de la Baltique comme
Rosenberg conforte cette impression et est certainement à l’origine de la
diffusion du mythe judéo-bolchevique. Hitler,
ensuite, ne perd plus jamais de vu l’objectif de la conquête du Lebensraum à l’Est, même s’il se montre
parfaitement capable de le placer sous le boisseau pour des raisons tactiques. L’ordre
définitif de préparer Barbarossa date du 18 décembre 1940. En face, Staline
n’envisage le monde, qu’il connaît peu, que sous l’angle de la lutte entre
l’URSS et les régimes capitalistes, et son principal souci est de maintenir la
division parmi ces régimes afin d’éviter qu’ils ne s’accordent pour attaquer son
pays. A partir de là, lui aussi est prêt à tous les compromis pourvu que
l’affrontement ne le concerne pas. Stupéfait et énervé par la rapidité de la
défaite française, il pense acheter la paix avec Hitler en lui offrant une aide
économique substantielle, dans un appeasement
que Chamberlain n’aurait pas renié. Son invraisemblable cécité devant la
multiplication des signaux d’alerte ne s’explique que par son refus de
simplement envisager une autre option.
Venons-en à l’aspect
militaire de la préparation et du déroulement des opérations. Les généraux
allemands font preuve jusqu’en décembre 1941 d’un optimisme sans limite nourri
par une sous-estimation systématique, et faut-il dire, systémique, de l’URSS.
Ils sont persuadés, et Hitler avec eux, que la victoire est possible en une
seule campagne. La logistique est notoirement insuffisante, et elle est en
thrombose complète à partir du mois de novembre, s’avérant incapable, par
exemple, d’acheminer les effets d’hiver qui existaient pourtant. Le mépris
professionnel pour l’Armée Rouge, alimenté par les Grandes Purges et par la
guerre russo-finlandaise de 1939-40, n’a pas de borne. Chacun d’eux ne voit
dans cette opération, et souvent de façon très individualiste, qu’une occasion de
briller à peu de frais, à telle enseigne que les plans d’ensemble ne deviennent
que des successions de compromis boiteux. En décembre 1941, l’échec de leurs
attaques puis la contre-offensive de Joukov devant Moscou provoquent une vraie
crise morale chez eux. En face, sûrs de leur propre supériorité et nourris de
mythes internationalistes, les Soviétiques multiplient les contre-attaques
alors même que leur manque de moyens de communication les rendent inefficaces
et coûteuses. Souvent mal placées, leurs troupes sont souvent encerclées et
anéanties par les Allemands. A la fin de 1941, leurs pertes sont littéralement
démentielles. Pourtant, les stocks énormes accumulés avant guerre permettent de
lever et d’équiper constamment de nouvelles unités, sans pratiquement faire
appel aux éléments déployés en Sibérie, contrairement à une légende tenace.
Surtout, cette guerre
est l’occasion pour les deux régimes de montrer leur nature profonde. Dans le
cas de l’URSS stalinienne, on reste sans voix devant ces gens du NKVD qui
s’acharnent à poursuivre des complots imaginaires jusque dans Leningrad
assiégée, alors même que l’on s’y tue pour un bout de pain. A chaque crise
militaire, souvent nourrie par la peur qu’ont les cadres de déplaire, Staline
réagit par un surcroît de contrôle policier et idéologique : les peuples
suspects sont déportés, des communistes fidèles sont envoyés dans les troupes,
les exécutions se multiplient, la coercition se déploie à une échelle
inimaginable, jusqu’à déployer des canons pour décourager les soldats
soviétiques de reculer. Nullement anticipé, le démontage des usines et leur
envoi vers l’Oural se font dans un désordre étonnant. Lopez le résume en une
formule : « La guerre ne fut pas la rédemption du stalinisme, mais
son exaltation. » En face, le nazisme montre le fond de sa nature et de
son projet. L’objectif final d’anéantir l’URSS et de coloniser les immensités
qui s’y trouvent ne peut passer que par l’élimination plus ou moins lente des
millions de citadins des grandes villes russes. Von Leeb ne prend pas
Leningrad, et Hitler ne vise pas Moscou, car il n’a que faire de leurs
habitants. Les laisser mourir de faim constitue en soi un objectif politique de
la guerre. Les millions de prisonniers sont entassés sans être pratiquement
nourris pour la même raison. Personne dans la Wehrmacht ne s’oppose à cela. Au
contraire, gavés de la culture militaire germanique extrêmement violente
envers les francs-tireurs et la population qui les abrite, les grands chefs
allemands approuvent et prêtent la main aux pires atrocités, à l’image de
Manstein en Crimée. Persuadés que « les Russes ne sont que des nègres
blancs » encadrés par des communistes juifs, ils ne voient dans tout foyer
de résistance possible qu’une gêne à détruire. Les premiers ordres purement
génocidaires apparaissent ainsi au début août à propos des marais du Pripet,
vus comme un foyer possible de guérilla. Ordre est donc donné d’éliminer les
hommes juifs et de pousser les femmes et les enfants dans les marais. Trop peu
profonds, ils ne s’y noient pas, et il faut donc les abattre avec des armes.
Dans la construction du génocide des juifs, Lopez en vient donc à imputer une
très lourde part de responsabilité aux militaires allemands, vite relayée et
amplifiée par les bourreaux de Himmler. On est loin des mémoires de ces stars de l’histoire militaire, qui ne
sont en fait que des plaidoyers pro-domo faisant mine de se réfugier dans la
pure technicité guerrière pour mieux faire oublier leur participation aux
horreurs du nazisme.
La guerre absolue est un déchaînement de violence apocalyptique que seule la monstruosité du nazisme pouvait engendrer dans une collision géante avec le totalitarisme soviétique. On l’a compris, c’est
vraiment une très belle synthèse que ce livre, susceptible de capter
l’attention de publics différents et qui tous progresseront à sa lecture.
Jean-Philippe Coullomb
Jean-Philippe Coullomb
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