Michel Estève, 25 fictions contre les régimes totalitaires
CinémAction n° 153, Editions Charles Corlet, novembre 2014, 194 p, 24 euros.
Ce CinémAction de Michel Estève, maître de conférences à l'IUP de Paris et directeur de la collection Etudes cinématographiques, est intéressant à double titre. En premier lieu, il faut souligner la spécificité de ce numéro. Les CinémAction sont des ouvrages collectifs et leur écriture par un seul auteur est exceptionnelle. A ma connaissance, il n'y a que deux autres uniques rédacteurs : René Prédal avec Histoire du cinéma, des origines aux années 2000, abrégé pédagogique (n° 142, 2012), réédition d’Histoire du cinéma, abrégé pédagogique (n° 73, 1994), et Jean-François Houben, avecDictionnaire de l'édition de cinéma (n° 100, 2001). En second lieu, 25 fictions contre les régimes totalitaires est un sujet d’Histoire qui renoue, comme le souligne Monique Martineau, avec la politique qui fut le centre de réflexion de CinémAction (et de Panoramiques, collections toutes deux créées par Guy Hennebelle). Citons, d’une part, des numéros aux cinéastes engagés : Semprun (n° 140), Soukourov (n° 133), Gitaï (n° 131), Visconti (n° 127), Fassbinder (n° 117), Solanas (n° 101), Costa-Gavras (n° 35), Ousmane (n° 34), Chahine (n° 33)..., d’autre part, des numéros aux sujets historiques : Cinéma et Guerre froide (n° 150), Le cinéma russe, de la Perestroïka à nos jours (n° 148), L’écran des frontières (n° 137), L'armée à l'écran (n° 117), La guerre d'Algérie à l'écran (n° 85), Cinéma et Histoire (n° 65), L'Holocauste à l'écran (n° 32)...
Le présent ouvrage est quadripartite. Les grands régimes totalitaires du XXe siècle sont le fascisme, le nazisme et le communisme, qui constituent les trois premières parties étudiées du point de vue critique et esthétique, la remise en question de toute idéologie totalitariste étant la dernière partie. Dans la partie sur le fascisme, le cinéma est italien mais aussi belge, grec. Marco Leto décrypte dans La Villegiatura(1973) le fascisme en chemise blanche de l’Italie de Mussolini. Dans La stratégie de l’araignée(1970) inspiré de Jorge Luis Borges, Bernardo Bertolucci emploie la métaphore de la toile du mensonge tissée par les hommes politiques. Dans Le conformiste (1970) inspiré de Moravia, il peint le portrait d’un névrosé qui fait tout pour être conforme. Ettore Scola réunit symboliquement, le temps d’une brève rencontre dans Une journée particulière (1977), deux êtres exclus du régime : une femme au foyer et un chroniqueur de radio homosexuel. Francesco Rosi retrace dans Le Christ s’est arrêté à Eboli (1980), inspiré de l’autobiographie de Cesare Pavese exilé en Lucanie en 1935, la misère de l’Italie du Sud sous le fascisme. André Delvaux montre dans Femme entre chien et loup (1979) une jeune Belge partagée entre son mari, engagé dans l’armée allemande, et son amant, parti combattre le nazisme. Théo Angelopoulos évoque dans Jours de 36 (1972) et Eleni, La terre qui pleure (2004), les années de dictature du général Metaxas. Dans la deuxième partie sur le nazisme, le cinéma est allemand, italien, polonais, américain. Luchino Visconti magnifie dans Les damnés (1969), la montée du nazisme et l’opposition des SA et des SS à travers les déchirements d’une riche famille d’industriels allemands. Marc Rothemund met en scène dans Sophie Scholl, les derniers jours (2005), en s’appuyant sur les PV de la Gestapo et les minutes du procès, la condamnation d'une jeune étudiante de 21 ans, décapitée et devenue figure emblématique de la résistance au nazisme. Andrzej Munk dénonce dans La passagère (1963) l’enfer concentrationnaire d’Auschwitz, et Andrzej Wajda l’antisémitisme nazi dans Korczak (1990), pédiatre qui défendit les enfants du ghetto de Varsovie en 1942. Dans le même ghetto, Roman Polanski exprime le salut par la musique dans Le pianiste (2002). Steven Spielberg, transposant le roman de Thomas Kenaelly, conte dans La liste de Schindler (1994), l’histoire extraordinaire d’un Nazi métamorphosé en Juste. Roberto Benigni traite l’horreur nazie sur le ton du comique dans La vie est belle (1997). Dans la troisième partie sur le communisme, le cinéma est russe, roumain, allemand et chinois. Nikita Mikhalkov raconte dans Soleil trompeur (1994) une histoire d’amour triangulaire dans la Russie de Staline en 1936. Vitali Kanevski décrit dans Bouge pas, meurs, ressuscite ! (1990), l’horreur de deux enfants de 12 ans, Valerka, un garçon, et Galia, une fille, survivant en Sibérie occidentale sous Staline en 1947 ; Une vie indépendante (1992) étant le second volet avec Valerka devenant adulte. Lucian Pintille brosse dans Le chêne (1992), inspiré de La balance d’Ion Baiesu, l’univers totalitaire de Ceaucescu. Florian Henckel von Donnersmarck dévoile dans La vie des autres (2006), la surveillance effrayante de la Stasi des Années 80. Darejan Omirbaev montre dans Tueur à gages (1998) les lendemains du communisme au Kazakhstan avec un innocent condamné à devenir assassin. Wang Bing révèle dans Le fossé (2010) les camps de la mort sous Mao Zedong. Dans la quatrième partie, Roman Polanski renvoie dans La Jeune fille et la Mort (1994) à la dictature chilienne et Fernando Solanas dans Le Sud (1988) à la dictature argentine. Alain Cavalier développe dans Libera me (1993), film muet sans parole ni musique, une fiction intemporelle contre les bourreaux de tous les totalitarismes fascistes, nazis, communistes.
En conclusion, cet ouvrage, où le Chef (Mussolini, Hitler, Staline, Mao) concentre tous les pouvoirs au détriment de la personne, brosse les conditions effroyables de la condition humaine. Dans les régimes totalitaires, l’homme perd dignité et nom, est condamné à une mort lente, de faim, de maladie, d’épuisement, dans les camps de rééducation ou d’extermination. Ce livre cinéphile au corpus riche et varié devrait tout particulièrement intéresser les professeurs d’histoire en 3° en collège et 1° en lycée et prouver que, plus que jamais, le 7e Art est une indispensable mémoire filmique.
Albert Montagne
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