jeudi 22 août 2019

Lecture d'été - 2019 (5) : La Peur et la Liberté, de Keith LOWE









Keith LOWE, La Peur et la Liberté. Comment la Seconde Guerre mondiale a bouleversé nos vies, Perrin avec le Ministère des Armées, Paris 2019, 636 pages.


 


Quel bilan dresser de la Seconde Guerre mondiale, et comment le présenter ? Ce sont deux questions que tout collègue s’est posé, et qui l’ont gêné, tant la masse de données à synthétiser lui semblait volumineuse, diverse et indiquant des voies contradictoires. L’historien anglais Keith Lowe s’y essaye dans cet ouvrage épais mais très facile d’accès, car écrit et construit avec une élégante simplicité. Le choix de l’auteur a en effet été d’aborder les différents points à étudier les uns après les autres, en partant à chaque fois d’une histoire individuelle obtenue soit par une interview, soit par la lecture de mémoires déjà publiés. Cela donne de la chair au propos, et même si on sent bien que le personnage n’est souvent qu’un prétexte à un discours plus général, la méthode a l’avantage de rendre perceptibles les effets de ce conflit à l’échelle de vies humaines. On a ainsi vingt-quatre chapitres traitant de thèmes aussi divers que la figure du héros, la planification des utopies ou la naissance de nouveaux Etats. Aucun continent n’est oublié, y compris l’Amérique latine, et les comparaisons entre les différents protagonistes et les différents espaces culturels sont permanentes à l’intérieur de chaque point. Nourri d’une abondante bibliographie essentiellement anglo-saxonne, on obtient à l’arrivée un ouvrage qui peut se lire et se relire par fragment en fonction de ses propres centres d’intérêt. Le spécialiste de tel ou tel point trouvera sans nul doute des éléments à reprendre ou à éclairer différemment, mais l’ensemble témoigne vraiment d’un très bel effort de synthèse  mis à la portée du plus grand nombre.


Que retenir d’un tel kaléidoscope ? D’abord, bien sûr, des histoires individuelles qui font frémir, comme celle de ce médecin japonais qui a pratiqué des expériences chirurgicales sur des Chinois arrêtés au hasard, et d’autres qui rassurent sur la capacité des hommes à rêver et construire l’avenir malgré tout, comme ce journaliste italien, antifasciste et à ce titre enfermé pendant la guerre dans un camp, où il écrit sur du papier à cigarette un projet de construction européenne. On observera à ce propos la grande sensibilité de l’auteur aux thèmes qui sont ceux de l’actualité au Royaume-Uni et ailleurs, avec bien sûr le Brexit, et  la place de l’identité dans une mondialisation des migrations.


Les pages évoquant la Shoah et Israël, dans deux chapitres distincts, sont probablement parmi les meilleures. Introduites par les biographies de deux enfants ayant survécu par miracle, elles donnent beaucoup à réfléchir. Dans l’Israël des années 50, pétri de la certitude de bâtir héroïquement un monde nouveau et viril, les rescapés étaient surnommés, avec un mépris à peine humain, les « savons ». Ce n’est qu’avec le procès Eichmann, puis la très difficile victoire du Kippour, que le regard y change, jusqu’à intégrer la dimension victimaire dans l’identité du pays. C’est ce qu’illustre le musée de l’Holocauste à Jérusalem : après les horreurs présentées par la visite, on arrive sur une terrasse devant un beau panorama des collines de Jérusalem. Le sionisme trouve dès lors sa justification dans la Shoah. Tout aussi éclairants encore sont les passages sur la mémoire du génocide ailleurs sur Terre. Façonnée par des images hollywoodiennes où le spectateur ne peut qu’être poussé à s’identifier à des victimes bien élevées et sympathiques, elle aboutit à une image du martyre qui finit par lui donner une dimension profondément chrétienne. Le thème de la Shoah a aussi pu être mobilisé dans beaucoup de cadres différents. Aux pays construisant la CEE puis l’UE, il donnait un élément commun. Aux pays décolonisés, il mettait un terme définitif à la prétendue supériorité européenne. En Amérique du Sud, il permettait un parallèle avec les victimes des dictatures militaires. Aux Etats-Unis, il justifiait la posture du héros sans reproche venant terrasser le Mal. C’est peut-être ce qui explique à quel point il peut être nié ou combattu dans les pays arabes, qui n’ont que la Nakba à lui opposer. L’auteur fait remarquer, avec raison, que quelle que soit la violence dans laquelle elle s’est déroulée, elle n’a fait que s’inscrire dans des pratiques malheureusement fort répandues à l’issue de la guerre et d’une toute autre échelle numérique, que ce soit en Europe de l’Est ou dans le sous-continent indien par exemple.


Surtout, une chose ressort : le second conflit mondial reste une référence absolue dans le monde actuel, suscitant une fascination que l’on ne peut mesurer qu’au nombre astronomique de documentaires, de films, de témoignages, et même de jeux s’y rapportant. Il nous donne nos constructions mentales de base. On y trouve l’archétype absolu du Mal, avec les nazis et Hitler lui-même, et en face le chevalier blanc idéal, que l’on y place le résistant, le soldat soviétique de Stalingrad ou encore son homologue américain de Normandie. L’auteur démontre que cette vision binaire a eu et a toujours un très grand poids qui continue à inspirer la présentation que les gouvernements américains successifs font de toutes les interventions qu’ils mènent sur Terre depuis plus de 70 ans. La diabolisation de l’adversaire par comparaison avec les nazis est aussi une constante de tous les camps en présence au Proche-Orient, éloignant toute perspective de dialogue réel. Ce mythe du Bien en lutte contre le Mal ne trouve certes pas son origine entre 1939 et 1945, mais il s’y est incontestablement rechargé.


On l’aura compris, Keith Lowe a signé un bel ouvrage, auquel l’édition française fait justice, avec quelques illustrations et un appareil critique complet. Sans être parfait, c’est un livre qui mérite d’être lu et médité.


Jean-Philippe Coullomb

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