Lecture d'été - 2019 (5) : La Peur et la Liberté, de Keith LOWE
Keith LOWE, La Peur et la Liberté. Comment la Seconde
Guerre mondiale a bouleversé nos vies, Perrin avec le Ministère des Armées,
Paris 2019, 636 pages.
Quel bilan dresser de
la Seconde Guerre mondiale, et comment le présenter ? Ce sont deux
questions que tout collègue s’est posé, et qui l’ont gêné, tant la masse de
données à synthétiser lui semblait volumineuse, diverse et indiquant des voies
contradictoires. L’historien anglais Keith Lowe s’y essaye dans cet ouvrage
épais mais très facile d’accès, car écrit et construit avec une élégante
simplicité. Le choix de l’auteur a en effet été d’aborder les différents points
à étudier les uns après les autres, en partant à chaque fois d’une histoire
individuelle obtenue soit par une interview, soit par la lecture de mémoires
déjà publiés. Cela donne de la chair au propos, et même si on sent bien que le
personnage n’est souvent qu’un prétexte à un discours plus général, la méthode
a l’avantage de rendre perceptibles les effets de ce conflit à l’échelle de
vies humaines. On a ainsi vingt-quatre chapitres traitant de thèmes aussi
divers que la figure du héros, la planification des utopies ou la naissance de
nouveaux Etats. Aucun continent n’est oublié, y compris l’Amérique latine, et
les comparaisons entre les différents protagonistes et les différents espaces
culturels sont permanentes à l’intérieur de chaque point. Nourri d’une
abondante bibliographie essentiellement anglo-saxonne, on obtient à l’arrivée
un ouvrage qui peut se lire et se relire par fragment en fonction de ses
propres centres d’intérêt. Le spécialiste de tel ou tel point trouvera sans nul
doute des éléments à reprendre ou à éclairer différemment, mais l’ensemble
témoigne vraiment d’un très bel effort de synthèse mis à la portée du plus grand nombre.
Que retenir d’un tel
kaléidoscope ? D’abord, bien sûr, des histoires individuelles qui font
frémir, comme celle de ce médecin japonais qui a pratiqué des expériences
chirurgicales sur des Chinois arrêtés au hasard, et d’autres qui rassurent sur
la capacité des hommes à rêver et construire l’avenir malgré tout, comme ce
journaliste italien, antifasciste et à ce titre enfermé pendant la guerre dans
un camp, où il écrit sur du papier à cigarette un projet de construction
européenne. On observera à ce propos la grande sensibilité de l’auteur aux
thèmes qui sont ceux de l’actualité au Royaume-Uni et ailleurs, avec bien sûr
le Brexit, et la place de l’identité
dans une mondialisation des migrations.
Les pages évoquant la
Shoah et Israël, dans deux chapitres distincts, sont probablement parmi les
meilleures. Introduites par les biographies de deux enfants ayant survécu par
miracle, elles donnent beaucoup à réfléchir. Dans l’Israël des années 50, pétri
de la certitude de bâtir héroïquement un monde nouveau et viril, les rescapés
étaient surnommés, avec un mépris à peine humain, les « savons ». Ce
n’est qu’avec le procès Eichmann, puis la très difficile victoire du Kippour,
que le regard y change, jusqu’à intégrer la dimension victimaire dans
l’identité du pays. C’est ce qu’illustre le musée de l’Holocauste à
Jérusalem : après les horreurs présentées par la visite, on arrive sur une
terrasse devant un beau panorama des collines de Jérusalem. Le sionisme trouve
dès lors sa justification dans la Shoah. Tout aussi éclairants encore sont les
passages sur la mémoire du génocide ailleurs sur Terre. Façonnée par des images
hollywoodiennes où le spectateur ne peut qu’être poussé à s’identifier à des victimes
bien élevées et sympathiques, elle aboutit à une image du martyre qui finit par
lui donner une dimension profondément chrétienne. Le thème de la Shoah a aussi
pu être mobilisé dans beaucoup de cadres différents. Aux pays construisant la
CEE puis l’UE, il donnait un élément commun. Aux pays décolonisés, il mettait
un terme définitif à la prétendue supériorité européenne. En Amérique du Sud,
il permettait un parallèle avec les victimes des dictatures militaires. Aux
Etats-Unis, il justifiait la posture du héros sans reproche venant terrasser le
Mal. C’est peut-être ce qui explique à quel point il peut être nié ou combattu
dans les pays arabes, qui n’ont que la Nakba
à lui opposer. L’auteur fait remarquer, avec raison, que quelle que soit la
violence dans laquelle elle s’est déroulée, elle n’a fait que s’inscrire dans
des pratiques malheureusement fort répandues à l’issue de la guerre et d’une
toute autre échelle numérique, que ce soit en Europe de l’Est ou dans le
sous-continent indien par exemple.
Surtout, une chose
ressort : le second conflit mondial reste une référence absolue dans le
monde actuel, suscitant une fascination que l’on ne peut mesurer qu’au nombre
astronomique de documentaires, de films, de témoignages, et même de jeux s’y
rapportant. Il nous donne nos constructions mentales de base. On y trouve
l’archétype absolu du Mal, avec les nazis et Hitler lui-même, et en face le
chevalier blanc idéal, que l’on y place le résistant, le soldat soviétique de
Stalingrad ou encore son homologue américain de Normandie. L’auteur démontre
que cette vision binaire a eu et a toujours un très grand poids qui continue à
inspirer la présentation que les gouvernements américains successifs font de
toutes les interventions qu’ils mènent sur Terre depuis plus de 70 ans. La
diabolisation de l’adversaire par comparaison avec les nazis est aussi une
constante de tous les camps en présence au Proche-Orient, éloignant toute
perspective de dialogue réel. Ce mythe du Bien en lutte contre le Mal ne trouve
certes pas son origine entre 1939 et 1945, mais il s’y est incontestablement
rechargé.
On l’aura compris,
Keith Lowe a signé un bel ouvrage, auquel l’édition française fait justice,
avec quelques illustrations et un appareil critique complet. Sans être parfait,
c’est un livre qui mérite d’être lu et médité.
Jean-Philippe Coullomb
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