Shlomo
SAND, Crépuscule
de l’Histoire,
Flammarion, Paris, 311 pages.
En
ces temps de réforme sotte et mal ficelée des collèges,
du brevet et des programmes, voici un ouvrage au titre effrayant, que
l’on espère tout sauf prémonitoire, écrit
par un historien israélien de gauche, si cet étiquetage
a une quelconque valeur opératoire.
Le
contenu s’avère, à la lecture, dense et riche de
réflexion sur la discipline que nous enseignons, et disons-le,
que nous aimons transmettre. Tout est là, d’ailleurs :
dans l’ambiguïté d’un mot qui désigne
à la fois le passé et une discipline qui se donne
vocation à le faire connaître. L’auteur s’attaque
d’abord à la question des origines de la civilisation
européenne et à tous les mythes qui l’entourent.
Il souligne combien le culte voué au monde gréco-romain
et à son héritage est une vue de l’esprit qui
évacue ou minore les apports autres à la formation de
notre monde et déforme le vocabulaire pour le plier à
notre vision des choses. Ce faisant, il présente une évolution
de l’humanité par paliers et emprunts, en accordant un
grand poids aux déterminismes naturels, ce qui à vrai
dire n’est ni très novateur, ni très intéressant.
La suite s’avère par contre beaucoup plus riche, avec
une présentation de la formation de la discipline historique
dans le cadre de l’apparition des Etats-nations européens
au XIXème siècle, et singulièrement en
Allemagne. L’Histoire s’y déploie avec une
prétention scientifique alors que les controverses, par
exemple entre historiens français et allemands indiquent bien
assez son caractère politique. Il a fallu deux conflits
mondiaux pour sortir de cette vision avec l’histoire culturelle
et plus encore, une définition de l’Histoire parfois
comme un art, parfois comme le roman vrai des hommes. A l’arrivée,
la question qui reste est terrible : quelle utilité
peut-on trouver à l’Histoire si elle n’est plus
reconnue comme une expression de la volonté politique ?
En filigrane, le lecteur-enseignant français actuel peut y
voir le débat entre la réduction voire la suppression
de la discipline (qui n’est pas évaluée par PISA,
alors dans une logique comptable…) et son instrumentalisation
dont le précédent président de la République
s’était fait, par exemple, une spécialité.
Au
passage, il faut rendre grâce à Shlomo Sand de sa
culture historique et de sa réflexion qui ne se transforment
jamais une érudition lourde et pédante, comme c’est
souvent le cas dans ce type d’ouvrage, grâce à ses
talents littéraires et à un gout prononcé pour
la précision biographique éclairant les vies des
historiens dont il parle. Jamais pesant, ce livre fourmille de
remarques qui sonnent juste et que l’on n’a que rarement
l’occasion de lire. Elles sont parfois franchement drôles,
comme lorsqu’il écrit, à propos des débats
entre Histoire et mémoire, que « les historiens
sont à la mémoire nationale ce que les cultivateurs de
pavot et les dealers sont aux consommateurs de drogue ».
Elles sont parfois acides, comme lorsqu’il explique que l’école
braudélienne n’a pu se développer que grâce
à la massification de l’enseignement supérieur
qui a multiplié les « petites mains »
avant de disparaître car « des montagnes de travail
n’accouchaient que de souris » intellectuelles.
Elles font toujours réfléchir, comme lorsqu’il
évoque « l’endoctrinement pédagogique ».
Enfin, Shlomo Sand nous apprend que l’enseignement et
l’écriture de l’Histoire dans son pays restent
plus que jamais des terrains minés par l’identification
au peuple de la Bible, qui biaise tous les débats.
Significativement, il ne vient pas des rangs des spécialistes
de l’histoire du pays. On voit ainsi poindre des moments
d’amertume ou en tout cas de désenchantement dans un bel
ouvrage écrit par un bel esprit.
Jean-Philippe Coullomb
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