Philippe
JOCKEY, Le
mythe de la Grèce blanche, Histoire d’un rêve
occidental,
Belin, Paris 2013, 298 p.
Lire
la documentation historique de travers, c’est une erreur. Et
une erreur, cela peut déboucher sur des constructions qui
n’ont plus rien à voir avec la réalité et
qui s’entretiennent toutes seules par simple projection de
fantasmes dessus. Ces constructions dépassent alors même
leur réfutation intellectuelle argumentée, et on est
sur la fabrication d’un mythe, c’est-à-dire d’une
histoire par laquelle on peut expliquer le monde, mais qui n’est
en fait que du vent, du vent rassurant par les certitudes qu’il
apporte, mais du vent quand même. C’est ce que nous
montre ici avec brio Philippe Jockey à propos de la statuaire
grecque, que l’usure du temps et les photos des voyagistes nous
ont habitués à percevoir comme blanches, contre toute
évidence archéologique. Les moyens technologiques les
plus récents n’ont fait que confirmer, en le précisant
largement, le travail de peinture qui était systématique
sur les statues grecques. Sur une sous-couche blanche, on appliquait
ainsi des couleurs dont la variété nous laisse
pantois : l’époque hellénistique était
celle où le rose bonbon côtoyait le vert pomme et toutes
les nuances de jaune, les peintres s’ingéniant même
à adapter les teintes en fonction de l’éclairage
du lieu d’exposition par exemple. Les dorures étaient
extrêmement fréquentes, notamment sur les toisons.
L’Acropole était ainsi un espace multicolore, aux
antipodes des clichés que les touristes peuvent en tirer
aujourd’hui.
La
dépréciation des couleurs et l’exaltation du
blanc commencent très tôt : on les trouve au début
de l’empire romain, où les couleurs sont assimilées
au monde barbare chez Pline, dans le cadre augustéen du retour
aux valeurs des ancêtres contre les habitudes orientales.
Visuellement, les camées imposent la représentation en
blanc des personnages. La généralisation du
christianisme marque évidemment une nouvelle étape dans
cette voie, avec la désaffection des temples et la tendance à
considérer l’incolore comme une marque de pureté,
par exemple chez Grégoire de Tours. Le Moyen-Age peint les
églises, mais les éléments réutilisés
sont totalement décolorés et Raoul Glaber peut
continuer à évoquer son fameux « blanc
manteau d’églises » qui recouvre la
chrétienté. Occidentale, faut-il le préciser,
les habitudes restant différentes dans l’Orient
byzantin. Mais c’est le quattrocento et la Renaissance qui
voient vraiment le triomphe du blanc. Techniquement, le dessin au
trait et le moulage au plâtre l’expliquent, mais surtout
le blanc évoque la pureté idéalisée de la
sculpture antique retrouvée tandis que la Réforme
condamne l’usage des couleurs trop vives. De plus, la
découverte des Amériques renvoie encore plus la
polychromie dans le monde des sauvages tandis que par symétrie
le blanc est celui des Européens et de leurs monarques. Au
XVIIIème siècle, Winckelmann systématise et
théorise ce principe tandis que le Français Falconnet
en vient à préférer les copies en plâtre
aux originaux en marbre ou en bronze. Les évidences sont
niées : on imagine que le blanc ressortait davantage sur
les fresques colorées de Pompéi ! L’indépendance
grecque et l’arrivée d’une dynastie bavaroise dans
le pays font de ces idées une doctrine officielle dans un pays
soucieux de se débarrasser de toute trace d’orientalisme.
Alors que les découvertes de statues colorées se
multiplient, Gobineau et Maurras exaltent la blancheur rêvée
des statues, qui est celle de la race blanche. Maurras déclare
d’ailleurs préférer les photographies à la
vue des originaux. Il est vrai qu’elles sont alors en noir et
blanc… L’entre-deux-guerres va dans le même sens,
avec le développement des photographies touristiques ou des
films de propagande nazie de Léni Riefensthal. Les années
1960 et 1970 voient une explosion de détournements
psychédéliques contre une blancheur assimilée
désormais à un monde raciste, dominateur et machiste.
La mise en couleur, instrumentalisée aujourd’hui par la
publicité ou les montages politiques, reste cependant pour le
grand public une surprise contre une habitude visuelle venue de nos
musées.
Les
enseignants que nous sommes peuvent-ils concourir à changer
cet état de fait ?
Jean-Philippe Coullomb
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